MAURICE LIMAT

 

 

 

 

 

 

 

LES SIRÈNES DE FAÔ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION « ANTICIPATION »

 

 

 

 

 

 

ÉDITIONS FLEUVE NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

    

 

     Une formidable explosion d’hilarité salua la mine déconfite du client.

     Il avait avancé la main pour prendre le verre que cette splendide fille venait de lui offrir, tout en la couvant du regard.

     Et ses doigts n’avaient rencontré que le vide. Il n’y avait rien.

     Ni verre ni, bien entendu, contenu.

     Elle, souriante, gracieuse dans sa tenue d’hôtesse de la compagnie Trans-astres, évoluait entre les tables.

     Elle portait avec grâce et légèreté le plateau où s’alignaient les verres colorés, semblables à celui qui venait de jouer un si vilain tour à ce brave monsieur, pas encore remis de sa stupeur, qui faisait les frais de la joie ambiante, et qui, maintenant, regardait la jeune fille avec cette moue de reproche des hommes qui n’osent pas se mettre vraiment en colère après une jolie femme.

     Jolie, elle l’était.

     Extraordinairement. De cette beauté fraîche qui bouleverse jusqu’aux petits garçons innocents, dont les âmes encore pures sont imprégnées d’un sens inné de la beauté.

     Deux ou trois enfants étaient là, d’ailleurs, à l’Uranium Bar, avec leurs parents.

     Non que ce soit une nursery. Pas plus qu’un endroit mal famé. L’Uranium Bar était tout simplement le lieu de détente de la station, sur les monts vénusiens, là où la vie demeure possible, alors que la région des plaines, embrumée et brûlante, demeure inaccessible aux aventures humaines.

     Elle continuait son manège.

     – Un verre de cet excellent ztax, Monsieur ?

     Deux consommateurs, deux jeunes hommes, fascinés par ses traits basanés tranchant avec la blondeur des cheveux, par l’éclat bleuté du regard entre des cils accusés, acceptaient, déjà résignés à servir de cible aux plaisantins.

     Car ils se doutaient bien qu’ils seraient victimes de la même farce.

     En effet, ils la virent placer devant eux le verre de ztax.

     L’un d’eux fit le geste de le saisir et ses doigts se perdirent dans le vide.

     On riait de bon cœur, mais le second consommateur, lui, se levait :

     – Mademoiselle, poussez l’amabilité jusqu’à trinquer avec moi.

     Elle se déroba avec un sourire, un sourire à damner un de ces saints qu’on commençait à fabriquer pour donner en exemple aux peuples des diverses planètes, en les choisissant parmi les premiers héros de l’espace.

     Le jeune homme, fronçant le sourcil, s’irrita un peu :

     – Je ne suis pas une marionnette, moi… et si ce verre n’existe pas…

     Il voulut le saisir et, bien entendu, il ne trouva rien, tandis que, de nouveau, les rafales de rire déferlaient, à son intention cette fois.

     Il avança vers l’hôtesse, les dents serrées, furieux tout à coup, en dépit du charme qui se dégageait d’elle, de sa beauté insolite, de la sensualité attachée à ce corps qu’on devinait impeccable en dépit de la chasteté du costume.

     – Mademoiselle, je n’aime pas qu’on se moque de moi…

     Elle s’éloignait, ne paraissait pas l’entendre.

     L’adorable créature offrait de nouveau le verre de ztax à un homme entre deux âges, d’ailleurs accompagné de sa femme.

     Un de ces vieux bourlingueurs de l’espace comme on en rencontre en permanence dans les ports de Vénus, de Mars, de la Terre, des autres mondes aussi, flanqués d’une compagne souvent encore belle, bien plus jeune qu’eux, qu’ils ont épousée au cours des escales et qui a passé la majeure partie de son existence à attendre un mari spatio-vagabond.

     Mais le jeune homme intervenait :

     – Je ne vous en permets pas davantage…

     Il avança la main pour la saisir par le bras.

     Cette fois, on ne rit plus. Ce fut la stupeur.

     Les doigts agrippaient le vide, tout en semblant pénétrer dans la masse même de cette chair qui constituait le bras de l’hôtesse.

     Une chair illusoire. Un corps de fantôme.

     Abasourdi, l’homme au mauvais caractère demeura bouche bée, tandis que le vieux marin des étoiles disait, dans un gros rire :

     – Le diable m’emporte si je touche seulement à un pareil godet…

     L’hôtesse glissait encore à travers les tables, offrant des verres de ztax aux messieurs seulement.

     Presque aussitôt, une voix tinta, dans un micro :

     – Mesdames, Messieurs, l’Uranium Bar estime que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Nous sommes heureux de vous accueillir et de vous présenter Miss Tamara, des films publicitaires « Stellastar ». Grâce au procédé reliefcolor, vous avez vu seulement le fantôme de Miss Tamara. Vous comprenez pourquoi nous n’avons pas offert de consommations aux dames, puisqu’elles n’étaient qu’illusoires. Mais, rassurez-vous, nos vraies hôtesses, en chair et en os, vont faire leur apparition parmi vous… Soyez certains que le reliefcolor des films « Stellastar » n’y est pour rien… D’ailleurs, vous allez pouvoir en juger…

     Miss Tamara — ou plutôt son fantôme — se tenait devant la baie panoramique de l’Uranium Bar.

     Au-delà, on voyait la chaîne des sommets pointus vénusiens, entre lesquels s’étendait une mer de nuages.

     Au-dessous, c’étaient les régions interdites, les terres inaccessibles submergées par les vapeurs dominant la planète, mais que d’audacieux techniciens espéraient bien arriver à résorber un jour, libérant ainsi la surface entière d’une terre incroyablement féconde, et seulement encore colonisée sur ses pitons les plus aigus.

     Tamara, brusquement, n’avait plus de plateau.

     Elle se tenait, droite, souriante. Et elle parlait.

     – Pardonnez-moi tous cette petite entrée… Je voulais vous offrir un peu de ztax… Mais, Messieurs, vous n’y perdrez rien. Mes amies vont me remplacer avantageusement… Et vous, mesdames, vous aurez droit à un petit cognac blond de la Terre, si ces messieurs préfèrent le whisky martien.

C’était vrai. Les hôtesses, au nombre de trois, en chair et en os, apportaient les consommations, le ztax pour les hommes, le Fromy pour les femmes.

     Naturellement, les enfants recevaient des jus de fruits.

     Une adorable petite fille, aussi brune que Tamara était blonde, ne quittait pas des yeux l’apparition, se demandant sans doute vaguement si cette belle jeune fille n’avait pas quelque rapport avec les fées des contes qui enchantaient toujours les très jeunes, en dépit des progrès du monde, de la conquête des univers.

     Elle s’étrangla avec son Pam-Pam lorsque la sirène gronda.

     Il y eut, aussitôt, un certain flottement.

     On s’affolait. On s’interpellait. N’était-ce pas un signal d’alerte ?

     Scrupuleusement, les trois hôtesses continuaient leur service, bien que très pâles, et tremblant un peu.

     Les hommes couraient à la baie. Les femmes serraient leurs enfants contre elles.

     Le vieux marin bougonna :

     – Une attaque… à Vénus ? On n’aurait jamais vu ça… Du moins depuis les guerres de la conquête…

     – Les Perséides ? souffla sa femme.

     – Baste… Persée… c’est loin… Pourquoi pas les types d’Andromède ? Mais non, cria-t-il à la ronde, ne vous en faites donc pas… C’est un exercice d’alarme, sans doute, ou bien quelque maladroit qui aura déclenché le mouvement des sirènes…

     Mais le bruit ne cessait pas. Les sinistres trompes éveillaient d’étranges échos dans les vallées cotonneuses de la planète des brumes.

     À l’Uranium Bar, la confusion était à son comble.

     Par les baies panoramiques, découvrant les alentours de la station-spatiodrome, on apercevait des gens qui couraient, qui s’agitaient, et quelqu’un cria :

     – Les chasseurs vont prendre le ciel…

     Les chasseurs… ces petits fusavisos destinés au combat rapproché, et qui étaient chargés, dans la marine interplanétaire, de la protection des bases des diverses planètes.

     En effet, on en vit s’envoler trois ou quatre, striant l’air lourd de Vénus de leurs sillons fulgurants.

     Les hôtesses avaient en hâte regagné les communs, après avoir rapidement distribué les consommations.

     Par micro, le directeur de l’Uranium Bar lançait des propos optimistes pour rassurer ses clients.

     Mais le spatiodrome était en alerte, ce n’était plus discutable.

     Alors il y eut cette immense flamme, ce grondement formidable qui, à Vénus-station V, laissa tout le monde étourdi pendant plusieurs secondes.

     Un éclair. Une manifestation de la foudre comme on n’en avait jamais vu depuis le début du monde.

     Tout fut ébranlé, et les constructions, cependant solides, avec leurs fondations de platox, ce métal plus dur que le platine, se fissurèrent en maints endroits.

     En flammes, deux des cosmavisos tombaient, comme des étoiles blessées.

     On les vit s’engloutir silencieusement dans la mer nuageuse qui battait les monts vénusiens, se perdre dans le mystère des plaines ignorées.

     On criait, on hurlait, on courait, on se débattait partout à Vénus-station V.

À l’Uranium Bar, une seule personne semblait souriante et détendue.

     C’était Miss Tamara. L’apparence en reliefcolor de Miss Tamara.

     Elle disait encore de ces mots désuets et charmants qui accompagnent les publicités bien faites, et débitait ces slogans de cette bouche qui était dessinée pour faire rêver tous les humanoïdes mâles de toutes les planètes connues.

     Puis ce fut l’invasion.

     L’énigmatique astronef, d’une forme icosaédrique encore jamais vue, venait de faire son apparition, alors que chacun demeurait ébloui par le formidable éclair, que plus d’un croyait rester sourd, après la titanesque déflagration.

     Il y en eut partout, de ces cosmatelots minces, élancés, aux corps d’adolescents dans les armures collantes pourpres, tous avec des casques-masques, des baudriers qui étaient de véritables arsenaux, des gens équipés non seulement pour le voyage, mais pour la guerre dans l’espace.

     La garnison n’eut pas le temps de réagir. Les mystérieux guerriers sveltes étaient partout à la fois et contrôlaient entièrement Vénus V.

     Quelques courageux garçons voulurent réagir et furent abattus sans pitié à coups de fulgurants qui lançaient de véritables éclairs, et laissaient des corps noircis, à demi carbonisés, semblables aux victimes du tonnerre.

     Certains de ces guerriers, visiblement gradés, et dont les armures écarlates s’adornaient de signes étranges, colorés mais indéchiffrables, dirigeaient les opérations.

     Que se passa-t-il ?

     On ne le sut pas trop et l’enquête, qui devait être menée quelques jours terrestres plus tard par l’inspecteur principal Muscat, de la police interplanétaire (Interpol-Interplan) piétina longtemps avant de pouvoir récolter quelques renseignements.

     Il apparut que l’Uranium Bar était, en fait, le but cherché par ces mystérieux guerriers.

     Guerriers dont plus d’un homme, après l’aventure, soit observation, soit instinct, affirma qu’ils étaient en réalité des guerrières.

     La tenue martiale n’arrivait cependant pas à masquer certains attributs incontestablement féminins.

     Quoi qu’il en soit, pendant un temps — quelques minutes seulement d’après les cadrans — tout le monde avait été plongé en léthargie, à la base de Vénus V.

     Et quand les hommes ouvrirent les yeux — car seuls les hommes, tous les hommes restaient — ils virent que toutes les femmes présentes à la base au moment de l’alerte avaient disparu.

     Des cris éclataient, des cris désespérés :

     – Marianne !… Janine !… Sophie !… Où es-tu ?

     – Mon amour… ma chérie… Ma chère petite…

     – Ma femme… où est ma femme ?

     – Maman… Je veux maman…

     Mais Marianne, Janine, Sophie, de la Terre ; Ofria de Vénus et Axxim de Mars, Ekdil du Centaure et Vaoni de Cassiopée, elles avaient toutes disparu.

     Toutes enlevées. Même certaines déjà grand-mères, même les fillettes.

     Même l’adorable brunette qui s’étranglait avec son jus d’orange.

     Ainsi que, naturellement, les trois hôtesses en chair et en os de l’Uranium Bar.

     Seule, Tamara restait.

     Son aimable fantôme allait et venait, avec des gestes infiniment gracieux, des paroles élogieuses qui sonnaient maintenant horriblement faux, en raison du désastre général, et ce, en dépit du timbre délicieux de celle qui avait tourné le film en reliefcolor.

     Mais la vraie Tamara était encore sur la Terre alors que toutes les femmes présentes avaient été kidnappées.

     Plus de trace d’astronef-icosaèdre. Rien ne restait des étranges créatures, certainement féminines en fut-on assuré plus tard, qui avaient réussi cette opération de grand style, et qui avaient repris la route du ciel aussi spontanément qu’elles étaient apparues.

     Plus rien.

     Sinon quelques cadavres calcinés, les dépouilles de ceux qui avaient osé s’élever contre l’agression.

     Et un grand frisson de peur passa sur le monde, parce que le fait se reproduisit en trois points différents du cosmos.

    

    

 

    

    

CHAPITRE II

    

 

     Le tramono filait, à près de trois cents à l’heure.

     À la fois transport urbain et interurbain, sur son rail unique, le train de quatre wagons s’élançait depuis Paris-sur-Terre jusqu’à Hendaye s’arrêtant trois ou quatre fois seulement, des tramonos omnibus desservant d’autres stations.

     Après l’aimable Île-de-France, la douce Touraine, la riante Charente après la tumultueuse Dordogne et la puissante Gironde, le tramono menait ses passagers à travers les Landes.

     Il faisait beau. Un soleil de pourpre commençait à descendre dans le ciel strié d’or, au-dessus de la ligne interminable et jamais lassante des pins.

     – Oh ! chéri, avant un quart d’heure, nous serons à Saint-Jean-de-Luz…

     Tamara avait la tête sur l’épaule de Luc et ils regardaient défiler le paysage, parlant peu, détendus, heureux…

     Certains passagers, surtout les plus jeunes, les dévisageaient par instants.

     Ce couple… cette fille splendide, ce grand garçon brun, athlétique malgré sa minceur, on avait l’impression de les avoir « déjà vus quelque part ».

     Pour Tamara, ce n’était pas surprenant. Plus d’un film publicitaire avait popularisé ses traits.

     Bientôt, ce serait mieux encore.

     À vingt ans, son exceptionnelle beauté portait ses fruits. Après les petites bandes tournées pour un début flatteur, des producteurs, séduits par les yeux bleus tranchant sur le teint de pêche dorée, se disputaient la faveur des contrats.

     Elle allait tourner une grande production interplanétaire, dont elle serait la vedette et, déjà, les journaux spécialisés reproduisaient à l’envi son adorable visage, auréolé de ces étonnants cheveux dont on ne pouvait absolument qualifier la blondeur.

     Quant à lui, à vingt-huit ans, il exerçait un métier périlleux et, comme celle qu’il aimait, il avait eu les honneurs de la presse, de la télé.

     Luc Delta était pilote d’essai. Un pilote d’essai qui expérimentait les nouveaux astronefs, en compagnie d’une équipe de casse-cou de son espèce.

     C’était plus difficile encore que d’essayer des prototypes d’avions. Il fallait, dans ce métier, se prêter aux expériences concernant les scaphandres destinés à affronter l’air flamboyant des planètes de Deneb, les eaux vivantes des mondes de la Baleine, et à résister aux fluides inconnus du Scorpion.

     Il fallait défier le vertige, posséder, outre la résistance physique, un cerveau expérimenté pour ne pas se laisser envahir par les mirages spatiaux, par les attaques psychiques de ces peuples ignorés ou mal connus qui existent dans les constellations habitées.

     Il fallait…

     Mille choses encore, et Tamara, depuis six mois que durait leur idylle, tremblait sans cesse pour Luc Delta.

     Leur accord était tenu secret (les producteurs du film préférant pour le moment ne pas parler de la vie privée de la future vedette). Seules, les deux familles connaissaient la vérité, ainsi que de rares intimes.

     Mais ces favorisés s’accordaient à admettre que, selon une formule que le XXIe siècle n’avait pas changée, on dirait sur leur passage « quel beau couple ».

     Luc avait droit à quelques jours de permission, avant une tentative de franchissement des ceintures magnétiques de la zone des petites planètes, dont la nocivité semblait subitement avoir augmenté. Tamara, elle, avant de devenir Tamara de Tohara (nom de fantaisie, bien sûr) avait été admise à se reposer en se bronzant au soleil de la Côte Basque.

     Aussi avaient-ils tout banalement pris le tram, le transport reliant les cités et qui, sur un seul rail, les conduisait à la plage de Saint-Jean-de-Luz.

     Des gens, autour d’eux, parlaient, peut-être un peu trop fort, discutant d’un événement qui surchauffait les cerveaux.

     Bien que les amoureux soient susceptibles de s’isoler dans leur mutuelle présence, Luc et Tamara ne pouvaient pas ne pas entendre.

     – Ils parlent du satellite-fantôme, chuchota la jeune fille. Luc fit la grimace :

     – La barbe… à la base, on n’entend que ça depuis trois jours…

     – Ne t’inquiète pas… On va se dorer au soleil, du côté de Socoa… et on fera du bateau… En mer, tous les deux… et personne ne nous fatiguera avec toutes ces histoires.

     Mais un monsieur — du genre bien renseigné — continuait à pérorer :

     – Moi, je vous dis que c’est un satellite-espion… Il n’y a pas de raison pour que…

     Un autre, un peu plus loin, parlait aussi de cette question :

     – Que font les pouvoirs publics ? La Milice de l’Espace ? Des bons à rien, ma parole… On signale un engin inconnu, qui tourne autour de Vénus, puis de la Lune, et maintenant de la Terre, et on n’envoie même pas une patrouille pour le reconnaître… Décidément, nos champions du vide ne valent pas ceux, qui de mon temps…

     – Je suis bien de votre avis, disait un autre. Moi, quand j’étais jeune, j’ai vu des gens courageux… qui allaient jusqu’au bout du cosmos…

     – Et même plus loin… dit une dame, qui n’avait évidemment pas le sens des proportions de l’univers.

     La conversation devint générale. On vilipendait les gens de l’espace, depuis les techniciens jusqu’aux pilotes d’essais, depuis les responsables des lignes spatiales jusqu’aux scaphandriers du vide.

     Luc s’irritait d’entendre ce flot de sottises.

     Tamara le calmait, lui souriant et disant à son oreille qu’il ne fallait pas prendre ça au sérieux.

     – Mais, avoua Luc Delta, sais-tu que, justement, c’est sans doute très sérieux ?

     Quelqu’un fit allusion au drame vénusien, au rapt de toutes les femmes de l’Uranium Bar.

     Il y eut de petits cris effarouchés. On fit un rapprochement et on tomba d’accord pour condamner le Présidium de la confédération des planètes (Martervénux) qui ne surveillait pas assez les gouffres de l’infini.

     Le satellite mystérieux, en effet, posait un problème.

     Aperçu par des astronomes, des bases planétaires, des astronefs, des cosmavisos, il semblait de dimensions formidables.

     Quelque chose comme une soucoupe volante, mais à l’échelon titanesque. Certains estimaient qu’il devait avoir près de trois cents mètres de diamètre, sur une hauteur de près de cent mètres.

     Plate-forme, disque, cigare, pyramide même, voire icosaèdre, les descriptions différaient.

     Seulement, depuis le kidnapping stupéfiant de Vénus V, on incriminait ces inconnus ; en dehors des lois inter-astres, évidemment, comme tous ceux qui venaient de mondes encore dissidents, n’adhérant pas à l’ensemble des peuples civilisés qui, faisant petit à petit connaissance, commençaient à établir l’immense quadrillage de la Galaxie pour leurs unités militaires et commerciales.

     L’écran de télé donnait les dernières nouvelles, ce qui fit taire un peu les bavards.

     – Écoutons d’autres bêtises, fit Luc Delta, que tout cela avait mis de méchante humeur.

     Tamara posa un petit doigt léger sur le nez du pilote d’essai :

     – Silence, vous !… Écoutez la jolie speakerine.

     Cette dernière annonça un orage bizarre, sur Paris, un orage spontané, à formation si rapide qu’on n’y comprenait encore rien, d’autant que les nuages noirs s’étaient effacés d’un seul coup.

     On parlait de mirage psychique, d’hallucination collective.

     Des exclamations montèrent dans le wagon du tramono. Bien sûr, cela venait sûrement du satellite mystérieux que des incapables n’arrivaient pas à juguler.

     Mais d’autres nouvelles, de la Terre, du Martervénux, et d’ailleurs, défilaient, avec images à l’appui. On se calma un peu.

     Tous étaient braqués vers l’écran. Luc Delta, soudain, gronda :

     – Le ciel se couvre… Comme il fait noir… Qu’est-ce que ça signifie ?

     C’était vrai. Le ciel merveilleux des Landes s’était brusquement obscurci.

     Mais Luc Delta et Tamara, comme tous les passagers du tramono, étaient captivés par le film d’actualité, qui montrait des phases diverses du mystérieux orage venant de s’abattre sur Paris, et qui avait été enregistré.

     Incompréhensible, ce météore.

     On voyait, d’une zone soudain toute noire, de curieux éclairs qui, défiant toutes les lois physiques connues, formaient des spirales permanentes, telles de gigantesques étincelles électriques.

     Ces spirales fulgurantes tombaient de la zone noire et, petit à petit, à leur extrémité, des globes également d’origine électrique, d’après leur aspect, se formaient, présentant dans l’ensemble l’aspect de formidables balanciers.

     Car ces phénomènes d’un style inédit oscillaient, comme d’immenses pendules.

     Quelqu’un, parmi les passagers du tramono, s’écria spontanément :

     – Ça ressemble… à ce que font les sourciers, avec leur truc…

     – Leur pendule, rectifia une dame plus avertie.

     C’était rigoureusement vrai.

     La voix de la speakerine rassurait d’ailleurs les millions de téléspectateurs.

     Tout cela avait été des plus spectaculaires, mais inoffensif.

     Les spirales terminées par des globes avaient ainsi ébloui Paris pendant quelques minutes, sans qu’on puisse comprendre d’où elles venaient, quelle main aussi énigmatique que titanesque tenait l’extrémité des fils.

     Mais, vraiment, la comparaison avec la sorcellerie était exacte. Les globes, insoutenables au regard tant ils éclaboussaient de lumière, paraissaient poursuivre leur oscillation, non seulement au-dessus de la ville, mais dans la cité même.

     Le film montrait des gens qui couraient, éperdus, alors que la spirale se balançait au-dessus d’eux.

     Puis le globe s’immobilisait. Il devait avoir environ deux à trois mètres de diamètre. La personne ainsi choisie disparaissait dans l’irradiation pendant vingt secondes.

     Puis il n’y avait plus de globe, plus de spirale.

     Rien qu’une rescapée, ahurie, parfois évanouie, le plus souvent en proie à une crise de nerfs.

     Cela s’était reproduit en plus de cent endroits, à travers l’énorme cité.

     Puis il n’y avait plus rien eu. La voix de la speakerine continuait ses explications.

     Les médecins examinaient les « victimes » mais, en fait, aucune d’entre elles n’avait souffert de ce véritable bain électrique.

     Elles étaient intactes, indemnes. Tout juste un peu ébranlées dans leur système nerveux.

     Cependant, ce qui ressortait de l’aventure, c’est que, comme à Vénus V, comme dans les trois points du Martervénux où cela s’était produit : à Luna ZIII, à Hong Kong de la Terre, à Syrtis Major de Mars, seules les femmes semblaient visées.

     Mais, cette fois, aucune n’avait été enlevée. On avait seulement l’impression d’un curieux et inexplicable sondage.

     Luc Delta, cependant, demeurait inquiet.

     S’arrachant à la contemplation du film, il se leva et alla vers la vitre du tram.

     Le beau paysage des Landes, au lieu d’être dans sa splendeur d’or vert était en train de virer au gris sale et ses enchantements disparaissaient.

     Des autres wagons du tram, des cris éclataient et Luc Delta, Luc le pilote d’essai qui n’hésitait pas à affronter les périls du grand vide, sentit sa gorge se bloquer devant le spectacle.

     Alentour, de part et d’autre du railway unique, depuis la voûte soudain assombrie, des sinuosités inconnues, iridescentes, paraissaient tomber comme une pluie féerique et effrayante.

     Cela évoluait, cela irradiait. Il y en avait des dizaines et des dizaines, pendules fantastiques tenus entre des doigts invisibles, mais qu’on imaginait formidables, très exactement comme le film venait à l’instant de les montrer, descendant sur Paris-sur-Terre.

     Abandonnant la télé, tous les passagers du wagon se précipitaient aux fenêtres du tramono.

     Épouvantés, ils criaient leur effroi, s’en prenaient à la direction des tramways, se bousculaient, donnaient déjà naissance à la panique.

     Luc Delta cria :

     – Du calme… À Paris, il ne s’est rien passé… Nous ne risquons probablement rien… Ne vous affolez pas…

     Deux ou trois hommes raisonnables firent chorus à ces paroles sensées, mais elles se perdirent dans le brouhaha général.

     Un employé du tramono, passant d’un wagon à l’autre, fut assailli de questions, mais il ne savait rien, il ne comprenait rien.

     Et, tout à coup, Luc, auprès duquel Tamara se serrait, tremblante, vit qu’à l’extrémité basse de chaque spirale, un globe lumineux se formait.

     La masse entière de la voûte noire et les spirales paraissaient accompagner le tram. Si bien que les globes éblouissants naviguaient de conserve avec le convoi monorail.

     Cela ne dura pas.

     La ligne faisait une courbe à cet endroit ce qui permit à Tamara, à Luc Delta, et aux autres personnes occupant le même wagon qu’eux, le dernier du train, d’apercevoir ce qui se passa alors.

     Une formidable étincelle jaillit de la motrice, dans un sourd grondement.

     Aussitôt, de la fumée s’éleva et le mouvement du tramono fut entravé.

     Il patina un moment sur le rail et stoppa, en pleine forêt landaise.

     Les gens apeurés cherchaient à fuir le convoi mais, on ne savait comment cela se faisait, toutes les issues, à fermeture magnétique, étaient soudain bloquées et refusaient tout service.

     Puis, à l’extrémité des spirales de feu, les globes commencèrent à osciller, en cadence, un peu au hasard par exemple, comme s’il y avait, là-haut, on ne savait où, une armée de sorciers cherchant quelque chose avec tous ces pendules flamboyants.

     Et puis un globe au bout de sa spirale parut se rapprocher du convoi.

     Les passagers hurlaient d’horreur, parce qu’ils ne pouvaient s’enfuir.

     Le globe accéléra soudain son balancement.

     Luc Delta, le nez écrasé contre la vitre, cherchait à voir « en haut ».

     Rien. Il ne distinguait qu’une surface noire, vue par en dessous, cela ne ressemblait pas à un nuage, c’était lisse, et formait à peu près un disque immense, surplombant le convoi.

     C’était de cela que tombaient les spirales.

     Et puis, il n’y en eut plus qu’une seule. Celle qui oscillait et commençait à glisser « à travers » le tramono.

     Car le fluide formidable dansait sans souci des parois et le globe, à l’extrémité de la spirale, passait et repassait dans la masse même du wagon. Des gens tombaient sans connaissance, d’autres se roulaient sur le plancher, en proie à l’hystérie. Il y avait des pleurs, des cris, des menaces.

     Luc, les mains en sang, constatait qu’on ne pouvait ni ouvrir une porte, ni baisser une vitre.

     – Les haches… Il doit y avoir des haches… pour briser les fenêtres…

     Tamara claquait des dents, cramponnée au courageux garçon.

     Lui, lucide malgré tout, constatait que toutes les spirales-globes, sauf une, s’étaient évanouies.

     Celle qui les éblouissait, passant encore, revenant, repartant, masse de feu, d’ailleurs jusqu’alors inoffensive, qui arrivait sur le wagon, fonçait dans sa contexture, traversait l’ensemble, glissait sur des humains horrifiés qui d’ailleurs ne ressentaient rien, qu’une peur atroce.

     Et le mouvement d’oscillation parut ralentir, cessa presque.

     Le globe, frémissant seulement, resta dans le centre du wagon, et se mit à se déplacer lentement.

     On eût dit que la comparaison demeurait vraie, que le sorcier géant cherchait, dans le tramono même.

     Les femmes, saisies de la psychose générale, née depuis les rapts collectifs, souffraient mille morts et plus d’un homme tremblait pour sa compagne, sa fille, voire sa mère.

     Soudain, le globe glissa droit sur le couple formé par Luc Delta et Tamara.

     Instinctivement, ils comprirent que c’était à eux qu’on en voulait.

     Le globe, brûlant leurs prunelles, les éblouit.

     Luc serrait Tamara sur son cœur, conscient de son impuissance à la protéger.

     Mais l’inévitable se produisit. Un choc violent, qui le jeta à l’autre extrémité du wagon.

     Il tituba, s’accrocha à quelque chose, sentit enfin une hache, ce vieil instrument toujours en service, pour briser les vitres et libérer éventuellement les passagers.

     Il se rua vers le globe au moment où il voyait, clignant des paupières, souffrant de ses yeux brûlés, envelopper le corps de Tamara.

     Il entendit le cri qu’elle jeta avant de disparaître dans la masse fulgurante :

     – Luc !… Luc !… au secours… Ne me laisse pas !…

     Il fonça, la hache levée, en un mouvement d’instinct primitif, pour frapper, pour tailler dans ce feu inconnu, pour libérer Tamara, dans son désespoir de savoir déjà que c’était inutile.

     Et il n’y eut plus rien.

     Le globe s’effaça. Tamara avait disparu.

     Luc Delta demeurait haletant, la hache à la main, au milieu du wagon intact, dans un tramono immobile, au milieu de la forêt des Landes.

     Et tout, au-dehors, était redevenu normal. Un beau soleil baissait au-dessus des cimes, là-bas, vers le Golfe de Gascogne…

    

    

 

    

    

CHAPITRE III

    

 

     Les jets tombaient du ciel. En deux ou trois minutes, ils venaient de la base de Bordeaux, en moins de six, de Marseille, de Perpignan, de Paris.

     L’alarme générale avait été donnée.

     Les appareils, bondissant jusqu’à la stratosphère à des vitesses insensées, descendaient, avec une rare précision, au point exact de la forêt landaise où venait de se produire cette incroyable chose, le rapt d’une jeune fille, à bord d’un tramono saboté par un phénomène électrique absolument indéterminable.

     Le formidable court-circuit qui avait provoqué l’arrêt du train, et d’ailleurs un stop total sur tout le railway, n’avait pas permis de repartir.

     Toutefois, les issues magnétiques s’étaient trouvées débloquées et tous les passagers du tram, et aussi le personnel navigant, s’étaient rués hors du convoi maudit.

     Parmi eux, la haute et mince silhouette aux larges épaules de Luc Delta dominait.

     Il était livide et ses yeux d’un gris accusé cherchaient vainement à sonder la voûte d’azur, redevenue parfaitement normale.

     Les jets continuaient à arriver. Des officiers, des techniciens se précipitaient.

     On questionnait les voyageurs, les mécaniciens, les contrôleurs. On recevait mille précisions, toutes les plus fantaisistes les unes que les autres.

     Mais le duplex permanent avec les bases aérospatiales permettait aux arrivants de rester en liaison directe avec leurs dirigeants.

     Si bien que Luc Delta, évidemment un des premiers interrogés par les envoyés des autorités, sut que, déjà, on envoyait une flotte vers les espaces intersidéraux, à la recherche du satellite mystérieux, qu’on soupçonnait fortement d’être pour quelque chose dans les graves incidents qui désolaient le Martervénux.

     – Capitaine… puis-je avoir la faveur de regagner ma base, et de participer à l’expédition ?

     – Je vais demander des ordres, pilote Delta. Toutefois, en raison de vos fonctions, et bien que vous soyez, en cette affaire, le témoin numéro un, il est vraisemblable que vous serez appelé à partir.

     Effectivement, Luc Delta, quelques minutes plus tard, sut que sa demande était agréée.

     Tandis que les techniciens réparaient le railway, et faisaient repartir tous les tramonos stoppés en un temps record, tandis que des policiers demeuraient à bord du convoi pour poursuivre leur enquête, à la fois humaine et mécanique, des jets repartaient.

     L’un d’eux emmenait Luc Delta qui, un quart d’heure après, se trouvait sur l’astrodrome de Roissy-Bourget, près de Paris.

     Plusieurs croiseurs avaient déjà pris le ciel et d’autres se préparaient.

     Simultanément, des expéditions semblables devaient quitter les autres bases militaires de Vénus et de Mars, et des messages étaient envoyés vers les constellations amies. Un danger inconnu se manifestait car, évidemment, le rapt de Tamara, aussi incompréhensible que ceux qui avaient fait disparaître les représentants du beau sexe sur d’autres planètes, déterminait le Présidium, poussé par l’opinion publique, à mettre un terme à la terreur qui commençait à régner à travers le système solaire.

     Luc Delta souffrait mille morts.

     Mais c’était un être fort, quoique sensible. Il n’extériorisait pas l’atroce chagrin qui était le sien.

     Qu’était devenue Tamara ?

     Il était bien certain que le pendule fantastique, arrêté sur elle comme si elle se fût trouvée dans l’axe du mystérieux sourcier, ne l’avait pas désintégrée comme certains le chuchotaient déjà sur le tramono.

     Tamara avait été enlevée. Comme les malheureuses femmes de l’Uranium Bar de Vénus V, comme celles de Luna ZIII, de Hong Kong, de Syrtis Major.

     Qui les avait enlevées ? Où les avait-on emmenées ? Pourquoi ces rapts insensés ? Autant de questions angoissantes et pour lesquelles on n’imaginait guère de réponses raisonnables.

     Cependant, un spatiocroiseur s’élevait de Roissy-Bourget. Luc Delta était à bord.

     Naturellement, le commandant le fit appeler et, devant l’État-Major, tandis que le navire de l’espace, naviguant de conserve avec toute une flotte, fonçait dans les gouffres de vide séparant la Terre de ses planètes-sœurs. Luc Delta dut raconter ce qui s’était passé à bord du tramono Paris - Hendaye.

     On se perdait en conjectures. On n’y comprenait rien.

     Un officier suggéra une affaire de traite des Blanches.

     À l’échelon cosmique, cela ne s’était encore jamais vu, à part quelque petit trafic misérable auquel l’Interplan Interpol avait rapidement mis fin.

     Encore cela n’avait été que le fait de petits trafiquants immondes et sur une petite échelle.

     Luc Delta, en dehors du service, parlait peu aux autres pilotes, aux officiers, aux cosmatelots. Il s’isolait, plongé dans son chagrin.

     Du moins personne ne le voyait-il pleurer. Seulement, en dehors des heures où il devait assumer des fonctions (il avait été mobilisé en qualité de pilote adjoint), il demeurait le front aux immenses baies de dépolex qui s’ouvraient sur l’espace.

     Il rêvait, cherchant vaguement, dans l’immensité noire où se piquaient les joyaux des astres, où pouvait bien se trouver Tamara.

     Certes, l’expédition, comme toutes les autres escadres envoyées, soit de la Terre, soit de Vénus et de Mars, avait pour but de cerner l’engin magnétique qui hantait les abords du Soleil.

     Mais, en réalité, on cherchait un peu au petit bonheur.

     Cette formidable machine, cette soucoupe à l’échelon des Titans, ne se laissait pas découvrir ainsi.

     Aux dernières nouvelles, elle avait été signalée en dix endroits différents.

     Le croiseur emmenant Luc Delta filait vers la zone des petites planètes, jugée suspecte depuis une certaine augmentation dans cette contrée céleste de la radioactivité ambiante.

     Il entendait cent commentaires divers. D’aucuns affirmaient qu’on perdait son temps, que cette immense expédition n’avait qu’un but démagogique, celui d’apaiser la fureur populaire qui montait, d’une planète à l’autre.

     On ne trouverait rien. D’ailleurs il y avait des gens qui pensaient que le fameux satellite vagabond, tour à tour aperçu en face des trois planètes et de leurs adjoints cosmiques (Lune - Phobos - Deimos) n’existait que dans l’imagination de quelques hallucinés.

     Pourtant, les journaux télévisés parvenaient à la perfection jusqu’à bord des unités militaires et les cosmatelots pouvaient, à loisir, suivre le déroulement des événements.

     Jusqu’alors, aucun film, ni même aucune photo de l’engin inconnu n’avait pu être produit.

     L’expédition faisait chou blanc et les différentes escadres se promenaient un peu à l’aventure, sans rien trouver de particulier à travers l’espace, lorsqu’un fait nouveau fut signalé.

     L’équipage d’un petit astronef de liaison entre Vénus et Mars avait aperçu, à six millions de kilomètres environ de la Lune (orientation Vénus Sud à l’heure de l’observation) des stries lumineuses, d’un éclat inouï.

     Quelque chose comme des éclairs géants, d’une nature encore jamais aperçue lors des grands voyages intersidéraux mais qui, par contre, évoquaient de façon plus précise les manifestations de la foudre, telles qu’on les a connues, sur la Terre et ailleurs, depuis que les humanoïdes vivent sur les planètes de la galaxie.

     Le renseignement avait été jugé d’importance.

     D’autant que le navigateur du bord, homme avisé, avait réussi à filmer ces stries. Un film d’un dixième de seconde mais qui apportait au moins un élément de poids aux enquêteurs.

     D’après la position de l’astronef observateur, on pouvait déterminer, non la longueur de ces éclairs cosmiques (qui semblaient infinis) mais du moins leur orientation.

     Ils paraissaient venir de la Terre, approximativement. Mais ce qui importait, c’était de savoir où ils allaient.

     Prolongés indéfiniment, ils semblaient alors ne devoir rencontrer aucune planète des neuf du système, coupant leurs différentes orbites en des points où elles ne risquaient pas de se trouver, parfois même en aphélie vis-à-vis du point de rencontre idéal.

     Évidemment, à la rigueur, on pouvait admettre que les fameux éclairs d’un nombre difficile à établir, formant une sorte de grande gerbe lumineuse pouvaient foncer vers une des petites planètes. Mais rien n’était prouvé à ce sujet et on demeurait dans le domaine de l’hypothèse.

     On vit donc le film, à bord du croiseur, et on se mit à le commenter passionnément.

     Luc Delta répugnait à confier ses impressions aux camarades, mais il ne put se dérober aux questions du commandant et de l’État-Major.

     Il avoua ne pas comprendre et réitéra sa volonté de participer à toutes les recherches, volontaire pour les missions les plus périlleuses. Le commandant lui apprit qu’il allait faire partie d’un commando destiné, en cas de rencontre de l’engin inconnu, à tenter une reconnaissance rapprochée.

     Ce fut, depuis le drame du tramono, la première satisfaction qu’éprouva Luc Delta.

     Comme les autres, il regardait les actualités intersidérales, mais d’un œil différent, tout à son tourment intérieur.

     Cependant, il fut douloureusement frappé quand on présenta (ce n’était pas la première fois) les films publicitaires tournées par Miss Tamara, puis les bouts d’essai du film qui devait faire de Tamara de Tohara une grande vedette interstellaire.

     Nul n’osa lui adresser la parole à ce sujet mais, alors qu’au bar du bord, le film se déroulait, qu’il revoyait la bien-aimée en reliefcolor, il sentit sur lui des regards curieux ou apitoyés.

     Excédé, il quitta la salle.

     Pas assez vite cependant pour ne pas entendre la voix d’un speaker qui faisait remarquer qu’à l’Uranium Bar, à Vénus V, au moment précis du kidnapping féminin collectif, on passait justement une image animée, incroyablement réussie, de la jeune fille.

     Et c’était elle, elle seule, qui avait été enlevée d’un convoi que la force inconnue avait fait stopper dans la forêt des Landes.

     Certes, tout cela, Luc Delta le savait, et mieux que quiconque.

     Depuis le drame, en l’envol à bord du croiseur, il n’avait guère dormi et retourné dans sa tête tous les éléments entourant le mystère initial.

     Il se rendit à la cabine des pilotes, se jeta sur sa couchette et, la tête dans ses mains, se prit à réfléchir.

     Vénus V… Uranium Bar… Film de Tamara, film si parfait qu’elle peut faire croire à sa présence, pour la joie des spectateurs et l’intérêt de la firme qui utilise la bande sono-visuelle.

     Ensuite, rapt dans les Landes. Mais rapt sous une forme fantastique. Avec des pendules géants, des pendules électromagnétiques, vraisemblablement, dont l’un s’arrête juste sur elle.

     Entre-temps, peut-on oublier qu’à Paris-sur-Terre, une tentative semblable a eu lieu peu de temps auparavant ?

     Sans résultat. Sans aucune victime. Les pendules immenses oscillaient comme s’ils cherchaient quelque chose.

     Ou quelqu’un.

     Quelqu’un qu’ils n’ont pas trouvé puisque le phénomène a ahuri la capitale de la planète de façon gratuite.

     Luc, soudain dressé sur son séant, devant quelques camarades stupéfaits, cria soudain :

     – Mais c’est elle, elle qu’on cherchait !… Tout cela… Pour elle !…

     Un lieutenant-pilote s’approcha, lui mit affectueusement la main sur l’épaule :

     – Allons, Delta… Tu es malheureux, mon vieux, on comprend ça…

     Mais Luc était soudain en proie à une exaltation inconnue :

     – On comprend !… On ne comprend rien !… Tamara était visée… Tamara !…

     Il enfila soudain sa veste galonnée et courut demander audience au commandant du bord.

     Luc voulait faire avertir les autorités, l’Interplan. Tamara, selon ses conclusions, n’avait pas été enlevée par erreur, ni au hasard, mais volontairement, électivement, eût-on pu dire.

     Sa beauté exceptionnelle justifiait-elle un tel déploiement de forces, Luc Delta, bien qu’en extase devant la jeunesse, la fraîcheur de Tamara, n’était pas assez fou pour croire à cela. Ou alors, quel amoureux inconnu et formidable était capable, pour avoir Tamara à lui seul, de perturber la vie de plusieurs mondes ?

     Seulement, Luc Delta ne put voir le commandant.

     L’alarme venait d’être donnée et les volontaires pour l’attaque du satellite recevaient l’ordre de se tenir prêts.

     Luc Delta dut changer de direction et courir s’équiper.

     Le branle-bas de combat mettait tout l’équipage en état de surexcitation rare. L’astronef fantastique était donc signalé ?

     C’était vrai et on ne tarda pas à l’apercevoir, même à l’œil nu, par les parois de dépolex donnant sur l’espace.

     Il paraissait immobile dans le ciel, et ses coordonnées donnaient trois millions de kilomètres seulement au-delà de Mars.

     Sa forme était difficile à définir. Le noir de la carène se fondant bizarrement avec le ton insaisissable de l’infini. Icosaèdre ? Peut-être.

     Mais il existait. On le voyait. On allait le combattre.

     On allait aussi, espérait-on, lui arracher son formidable secret.

     Luc Delta ne songeait plus à ses conclusions.

     – Après tout, d’autres que moi, à l’Interplan, ont déjà dû faire des rapprochements. En leur disant que tout cela pivotait autour de Tamara, j’enfonçais des portes ouvertes. Je vais me battre pour elle et j’aime mieux ça. Le commando allait se composer, non de scaphandriers de l’espace, mais de minuscules engins coniques, authentiques obus vivants, aménagés pour recevoir deux hommes chacun.

     Véritables jumeaux spatiaux, l’un était le pilote, et dirigeait l’appareil psychiquement, le minuscule cerveau électronique commandant étant directement branché, par électrodes, sur le cerveau de l’homme.

     L’autre était le combattant, disposant d’armes à inframauve, rayon fulgurant d’une puissance illimitée, de laser, de pointes atomiques.

     L’un et l’autre, enfin, en cas de destruction de l’engin, pouvaient se jeter directement dans le vide, en scaphandres spéciaux et, au poignard, à la hache, redevenir des combattants primitifs, mais efficaces.

     Vingt cônes vivants, avec quarante hommes, étaient ainsi prêts.

     Chaque combattant était chef de bord. Luc Delta vit son coéquipier, qu’il ne connaissait pas encore, se présenter :

     – Mécanélec Tavier, Ernest. À vos ordres.

     C’était un petit gars râblé, costaud, aux yeux vifs et ronds, au nez épaté. Il semblait avoir du vif-argent dans les veines et plut tout de suite à Luc Delta.

     Pour la première fois depuis qu’il avait perdu Tamara, il sourit et, sans un mot, serra la main du mécanélec.

     Le capitaine commandant l’expédition jeta un ordre.

     Les quarante hommes entrèrent dans les vingt cônes.

     Le croiseur fonçait sur le vaisseau inconnu.

     Le commandant appuya sur un bouton. Le commando plongea dans l’espace.

    

    

 

    

    

CHAPITRE IV

    

 

     Luc Delta, les mains sur les cadrans commandant les diverses armes du cône volant, regardait venir la masse sombre de l’engin géant.

     Une question se posait pour lui, bien plus angoissante que pour tous les autres combattants :

     Tamara est-elle à bord ?

     Il voulait le croire. Il en était persuadé. La logique voulait que des liens existassent entre les kidnappings des trois planètes, le drame du Paris - Hendaye, et l’étrange navire spatial, venu on ne savait d’où.

     Si Luc Delta n’avait qu’un mot à dire pour diriger son petit vaisseau, il le devait à Ernest Tavier, le mécanélec.

     Curieuse fonction que celle de mécanicien-électricien sur les cônes de combat.

     Le mécanélec était à l’entière disposition du guerrier lequel n’avait qu’à susurrer ses ordres d’orientation dans un micro :

     – Dix degrés tribord… En avant toute !… Ralentir !… Stop !… Cinq degrés tribord… etc.

     Tous les termes de l’ancienne marine de la Terre demeuraient en vigueur.

     Le mécanélec ne faisait pas un geste. Immobile sur son siège, il n’était qu’un rouage de la machine incroyablement sensible.

     Il entendait les ordres et, à la vitesse de la pensée, par le truchement des électrodes puisant directement dans ses neurones cérébraux, il transmettait les mouvements souhaités aux subtiles machines qui exécutaient les ordres.

     À l’origine, les cônes de combat avaient été conçus pour un seul homme, à la fois pilote et combattant.

     Celui-là disposait, en effet, d’un moyen d’action formidable.

     Mais l’homme n’est qu’un homme, sensible et vulnérable. Les ingénieurs qui avaient mis au point le cône de combat s’étaient rapidement aperçus de l’inconvénient majeur.

     Le guerrier n’avait qu’à penser les mouvements de l’engin pour que les liens électroniques opérassent la transmission d’ordres. Seulement, dans ce cas, il y avait une telle dépense d’énergie psychique que l’homme ne se trouvait plus guère en état au moment de l’engagement.

     On avait pallié la difficulté en doublant les équipages.

     Ainsi, le guerrier n’avait qu’à murmurer ce qu’il souhaitait dans un micro. Mieux qu’un cerveau électronique (éventualité envisagée puis rejetée après expérience) son camarade humain enregistrait et transmettait, sans l’ombre d’un retard.

     Passif, immobile, le mécanélec (habilité le cas échéant à réparer l’appareil ou à suppléer le combattant) se contentait, tant que son chef de bord demeurait en état, d’être le plus subtil, le plus fidèle des éléments mécaniques. Et le chef avait toute liberté de lancer sa puissance de combat.

     Ainsi, avec les dix-neuf autres engins, le cône spatial participait-il à l’investissement de l’énorme engin qui, pour l’instant, n’était plus le satellite de la Terre ni d’aucune des planètes du système solaire, et qui paraissait flotter, immobile dans l’espace, si ce terme d’immobilité peut avoir un sens exact dans le cosmos.

     Luc Delta et Ernest Xavier étaient fort bien installés, le confort corporel ayant été soigneusement étudié pour leur donner le maximum d’aise.

     Ils pouvaient voir panoramiquement une très grande partie d’espace, et embrassaient pour l’instant, non seulement l’engin mystérieux, but du commando, mais aussi ils découvraient leur croiseur, et les cônes emportant leurs camarades.

     Il leur était loisible de deviser, si bon leur semblait. Ainsi, en peu de temps, une franche et étroite camaraderie s’établissait, ces équipes gémellaires se trouvant, ainsi qu’un ingénieur quelque peu philosophe l’avait dit, dans l’état de jumeaux enfermés dans une même matrice.

     Mais c’était une matrice de métal, perdue dans l’immensité spatiale, et les deux hommes, l’un agissant et l’autre obéissant par l’asservissement de son organe le plus noble, le cerveau, se trouvaient subtilement amenés à ne faire qu’un, dans les attaques de commandos.

     Luc et Ernest eurent donc une même exclamation lorsque la chose se produisit.

     Et il était vraisemblable que, à bord des autres cônes de combat, les trente-huit coéquipiers poussaient un même cri de stupéfaction.

     Passant à travers l’escadrille, venant on ne savait d’où, des confins de l’univers pouvait-on croire, un véritable faisceau d’éclairs, d’une éblouissante blancheur, paraissait traverser le ciel, et le partager en deux.

     Cela, comme tous les éclairs, dura une fraction de seconde, frappant violemment la vision des combattants du ciel et probablement aussi celle des cosmatelots du croiseur.

     Le faisceau d’éclairs convergeait vers un point unique où il parut se résorber comme à la pointe d’un paratonnerre gigantesque.

     – Tavier, vous avez vu ?…

     – Oui, Chef. Le satellite… enfin… ce truc-là… Les éclairs lui sont tombés dessus…

     – Enfin, oui… Plutôt, ils sont arrivés jusqu’à lui.

     C’était la vérité.

     La gerbe de feu électrique avait piqué sur l’immense engin et s’y était littéralement évanouie.

     L’appareil formidable ne semblait pas s’en porter plus mal et il continuait à demeurer en plein ciel apparemment indifférent aux forces que l’escadre du Martervénux déployait autour de lui pour l’attaquer.

     Maintenant Luc Delta gardait en lui, le souvenir de l’éclair. Sa rétine avait photographié au vol, par réflexe, l’immense éclaboussure lumineuse.

     Et un détail lui paraissait insolite.

     Mais Ernest Xavier l’interpellait :

     – Chef… c’est drôle… il me semble…

     – Vous avez vu quelque chose, hein ?

     – Oui. C’est-à-dire… pas sur le moment… J’étais ébloui. Mais ensuite, il me semble que ça reste en moi, au fond de mon œil… Des choses… des ombres sur fond d’éclair, si je peux dire ça…

     Luc Delta était troublé.

     C’était exactement l’impression qui était la sienne. Ces éclairs n’étaient pas de simples manifestations électriques, même à l’échelon cosmique.

     En filigrane, dans leur fulgurance, on distinguait des formes, des silhouettes.

     Cela n’apparaissait évidemment pas au moment de l’étincelle, mais, par la suite, la rétine impressionnée en gardait une étrange saveur visuelle qu’elle transmettait au cerveau de l’observateur, avec un léger retard.

     – Tavier… Qu’avez-vous vu… ? Ou cru voir ?

     – Pas commode à dire, Chef. Des objets… Mais grands… comme nos cônes peut-être… et aussi…

     – Des hommes, n’est-ce pas ?

     Ernest Tavier avoua qu’il avait cru, en effet, avoir vu des formes humaines et des engins spatiaux de petit modèle dans ces feux surprenants.

     – Et cela à la vitesse lumière ou presque, murmura Luc Delta. Comment pouvoir obtenir une observation convenable dans de telles conditions ?

     Il s’apprêtait à demander le contact avec le capitaine du commando dont le cône évoluait à quelques centaines de mètres du sien lorsque ce dernier, par talkies-walkies, ordonna à tous ses combattants de resserrer la formation.

     Luc redevint le guerrier et Ernest la machine.

     Les vingt cônes, prodigieusement maniables, disciplinés à l’extrême, se formèrent selon le plan voulu et, ensemble, ils foncèrent sur l’engin gigantesque.

     Le curieux vaisseau spatial demeura inerte jusqu’au moment où les assaillants furent à moins de cent mètres de sa carène noire, qu’ils enveloppaient à la perfection.

     Alors, de nouveau, des éclairs jaillirent.

     Ceux-là ne fonçaient pas vers l’appareil immense. Ils en émanaient, au contraire, et leurs javelots de feu striaient l’espace.

     Cinq cônes de combat éclataient dans le vide, comme des fleurs spontanées et tragiques.

     Il y eut un certain flottement dans l’escadre, mais la voix du capitaine du commando ordonnait le feu.

     Luc Delta commençait, comme ses camarades, à pilonner l’engin inconnu à l’inframauve.

     Une lueur verte bizarre naissait autour de l’énorme chose noire. Une sorte d’aura couleur d’émeraude enchâssant le vaisseau mystérieux qui paraissait un formidable diamant noir, dans l’écrin noir du ciel.

     Et les jets d’inframauve, cette force fulgurante qui détruisait, désintégrait, à laquelle rien ne résistait, se brisaient contre l’auréole smaragdine.

     Il y eut un nouvel envoi d’éclairs qui abattit trois cônes encore.

     La voix de Luc susurrait les ordres et le cerveau d’Ernest, partie intégrante de la machine dirigeait les autres rouages.

     Le cône évoluait, prompt, souple, léger, insaisissable, évitant à plusieurs reprises de nouvelles gerbes des éclairs mortels.

    Le capitaine ordonna le repli, alors que l’inframauve, contre l’incroyable carapace verte, s’avérait inutile.

     Juste à ce moment, Luc, exaspéré, stimulé par l’idée lancinante de la présence de Tamara, Tamara captive de cette puissance incommensurable, venait de donner ordre à Ernest-machine de lancer le cône en un point précis de la carène du vaisseau noir.

     L’ordre de reculer arriva trop tard. Ou peut-être Luc Delta fit-il comme s’il arrivait trop tard.

     Et le cerveau-machine d’Ernest le mécanélec ne fit qu’obéir à ses instructions.

     Alors que les survivants de l’escadre refluaient vers le croiseur, le cône emportant l’équipe Luc Delta-Ernest Tavier arriva contre la coque du vaisseau mystérieux.

     L’engin pénétra dans l’auréole verte, dans cette zone lumineuse bizarre qui cerclait ce géant du ciel et, vraisemblablement, le protégeait contre le redoutable inframauve.

     Luc et Ernest, à ce moment, pressentirent ce qui se passait plus qu’ils ne l’analysèrent vraiment.

     Leur cône avait été littéralement saisi par cet élément fluidique verdâtre, sans doute d’une puissance magnétique inouïe car, cessant brusquement d’obéir aux contrôles, comme une simple aiguille saisie dans l’attraction d’un électro-aimant, l’engin se trouvait appliqué brutalement contre la carène.

     Là, il demeura rivé, maintenu invisiblement, mais solidement, et les efforts cérébro-mécaniques furent impuissants à l’en déloger.

     Ernest comprenait vaguement. Luc, mieux placé pour l’observation, plus lucidement, estimait que c’était catastrophique.

     Le cône était agrippé contre la coque de l’ennemi un peu comme un vulgaire coquillage qui adhère à la carène d’un navire de haute mer, et qui s’y minéralise lentement.

     Luc donnait des ordres à Ernest-cerveau. Mais Ernest-cerveau pensait de tels ordres en vain et Ernest-machine ne pouvait nullement réussir à les exécuter.

     Immobiles, inutiles, les deux garçons virent, avec horreur, de nouveaux jets de feu sortir des flancs de l’énorme vaisseau noir.

     Et les derniers cônes du commando éclatèrent en même temps.

     – Plus un seul, râla Ernest. Rien que nous…

     Luc Delta se sentait incapable de proférer un son.

     Tous leurs camarades avaient péri. L’incroyable force avait détruit totalement le reste du commando.

     Et eux deux, dans leur minuscule engin, saisi par la force magnétique mystérieuse, qu’allait-il advenir du canot spatial et de ses malheureux occupants ?

     Une idée folle traversait l’esprit de Luc.

     Faire sauter le cône. Le détruire.

     C’était un suicide, ce que son sens moral élevé réprouvait.

     Mais il avait quelque chance, en ce cas, sinon de démolir, du moins d’endommager gravement, de saboter le grand vaisseau noir.

     La proposition monta à ses lèvres :

     – Ernest Tavier… cher Ernest que je ne connaissais pas il y a deux heures… Êtes-vous prêt à faire votre devoir ?

     – Je suis prêt, Chef.

     – Jusqu’au bout, Ernest ?

     – Jusqu’au bout !

     – Même s’il s’agit d’une mort certaine ? Réfléchissez, mon vieux. Ce n’est pas un ordre. Je n’agirai pas sans votre avis. J’ai le droit de sacrifier ma vie, pas la vôtre… du moins pas sans votre agrément…

     – Vous voulez nous faire sauter ? Et eux avec ?

     – Oui.

     Il y eut un temps. Un temps interminable, dans le petit engin ridiculement réduit, emporté dans l’espace après la coque de l’énorme ennemi.

     Ernest allait répondre lorsque le vide parut s’embraser.

     Luc murmura, sans entendre ce que disait le mécanélec :

     – Le croiseur attaque…

     La destruction de l’escadre-commando avait décidé le commandant du vaisseau de guerre et il cherchait à en finir avec l’astronef noir.

     Du fond du ciel, d’autres appareils surgissaient. Alertées, les forces du Martervénux, arrivant en plongée subspatiale, fonçaient sur l’intrus qui, ne faisant pas de quartier, ne devait pas non plus en attendre.

     Luc Delta se demanda si, cette fois, l’auréole d’émeraude allait encore faire échec aux prodigieuses bombes, aux torpilles thermonucléaires, aux javelots désintégrateurs de toute une flotte.

     Il ne devait pas recevoir de réponse à cette question. Pas plus qu’à celle posée à son coéquipier.

     Quelque chose se passa et Luc en fut étourdi pendant un temps qu’il lui fut à jamais impossible de déterminer.

     Il lui sembla qu’il prenait feu, qu’il flambait, mais d’un feu qui ne brûlait pas, qui ne faisait aucun mal. Un feu qui, tout au contraire, lui apportait une sorte de libération totale de l’être, une sorte de béatitude merveilleuse.

     Il était dans ce feu inconnu et miraculeux. L’engin qui l’emportait, et Ernest installé près de lui, tout devenait fluorescent, quoique bien net, bien visible.

     C’était incroyablement transcendantal dans un univers où subitement tout paraissait d’une intense luminosité.

     Le ciel, le grand vaisseau noir qui n’était plus noir, les astres, le cosmos entier, et Luc Delta lui-même, ce n’était plus qu’une seule, qu’une étincelle d’infini.

     Et puis tout cessa, un peu rudement.

     Luc s’aperçut que le cône planait au-dessus d’un monde planétaire qu’il ne connaissait pas.

     Des forêts bizarres, des marais immensément étendus, des montagnes au loin, le tout sous un ciel teinté de pourpre, défilaient devant ses yeux.

     Il cligna des paupières, se frictionna, enfonça ses ongles dans ses paumes.

     – Ah ! Ça… Je deviens fou… Ernest ?

     – Je suis là, Chef. Mais dites, est-ce que je suis dingue ? Qu’est-ce que c’est que ce patelin ? Ce n’est pas la Terre, il me semble…

     – Certes pas. Ni Vénus, ni Mars, ni aucun de leurs satellites…

     – Alors ?

     Luc s’aperçut tout à coup qu’ils demeuraient emportés par le grand vaisseau noir.

     Son ombre gigantesque s’étendait sur la planète qu’ils survolaient, à altitude médiocre, ombre d’ailleurs doublée car deux soleils dansaient dans ce ciel énigmatique.

     Et Luc sans rien y comprendre, s’écria, à la stupéfaction du mécanélec Ernest :

     – C’est fou… C’est insensé… Mais nous avons changé de monde…

    

    

    

 

    

CHAPITRE V

    

 

     Très vite, les pensées défilaient dans l’esprit de Luc Delta.

     Que faire ?

     Où était-on ? Qu’allait-on devenir ?

     Comment s’y prendre ?…

     Mais, tout de suite, quelque chose s’imposa. Un élément déterminant.

     On ne se trouvait plus en plein espace, mais dans l’atmosphère d’une planète.

     Laquelle, il était impossible de le savoir, bien que Luc ait déjà la certitude qu’il était hors du système solaire, à sa connaissance, aucune terre tournant autour de son soleil tutélaire ne ressemblant à celle qu’il survolait bien malgré lui.

     Or, par voie de conséquence, il constatait que l’auréole verte entourant le grand navire inconnu s’était volatilisée.

     Il hurla, soudain, au lieu de murmurer dans le micro :

     – Ernest… plus de lumière verte… Plus de magnétisme… On doit pouvoir s’échapper… Nous ne sommes sans doute plus maintenus…

     Ernest, à peu près aussi ahuri que Luc, réagit.

     Son cerveau fonctionnait suffisamment pour actionner le mécanisme du cône et en effet, aussitôt, le petit engin se détacha tout naturellement de l’énorme bâtiment spatial.

     Instinctivement, à peine Luc en eut-il donné l’ordre que Ernest, qui pensait évidemment la même chose, refaisant plus que jamais corps avec son appareil, l’emmenait à vitesse ultra-rapide vers la forêt qui n’était en profondeur qu’à quelques centaines de mètres et ce, en évitant de dépasser l’astronef géant dans le sens de sa marche afin (c’était un vague espoir, mais quand même..) de tenter d’échapper aux observateurs du bord.

    Cela parut réussir, et les deux hommes poussèrent, dans leur étroit vaisseau, un soupir de soulagement.

     Ernest - cerveau - machine avait gagné promptement les épaisses frondaisons de la forêt tandis que l’astronef poursuivait sa route, d’ailleurs à allure réduite.

     Ils descendirent, très lentement, se posèrent sur un sol recouvert d’une sorte de mousse rougeâtre.

     – Vite, dit Luc en se dégageant, en sautant au sol, il faut savoir où ils vont…

     Ernest le rejoignait, ôtant le casque à électrodes qui en faisait le rouage central du cône spatial.

     – Les élévateurs…

     En moins d’une minute, ils extirpèrent des alvéoles spéciaux deux ceintures métalliques, munies d’un minuscule moteur.

     C’était un annihilateur de gravitons. Sanglés ainsi, les deux gars s’élevèrent comme des ludions dans un bocal et, prudemment, s’immobilisèrent à hauteur des cimes des grands arbres.

     Ils purent voir ainsi l’énorme astronef qui se posait majestueusement vers les collines, sur une sorte de plateau nu qui formait une aire naturelle fort utile.

     – Ils relâchent ici… Ernest, nous n’avons qu’une chose à faire : les observer, savoir qui ils sont, où ils vont…

     Ernest acquiesça en bon cosmatelot discipliné qu’il était.

     Ils prirent cependant le temps d’avaler quelques pilules vitaminées, burent une gorgée d’un liquide légèrement alcoolisé, à la fois rafraîchissant et revigorant, et, après avoir bloqué le sas du cône, s’élevèrent tels des insectes ailés à travers les frondaisons, en prenant la direction des collines où avait relâché le navire noir.

     Tout en évoluant ainsi, de façon bizarre, tressautant au rythme du moteur anti-gravitons qu’il fallait régler sans cesse, pour monter, descendre, prendre la latérale, un doigt en permanence sur le bouton de contrôle, Luc Delta réfléchissait.

     Il sortait d’une véritable torpeur qui, sans doute, avait été brève mais l’avait autant assommé qu’une léthargie séculaire.

     Classer ses idées, c’était indispensable. Il avait peine à respirer, l’atmosphère demeurant lourde, vaguement nébuleuse. Cela s’expliquait, la planète inconnue semblant asservie à deux soleils à la fois, ce qui devait lui donner dans l’espace une trajectoire des plus fantaisistes, avec des saisons perturbées.

     Tout d’abord, il évoqua le visage adorable de Tamara.

     En fait, dans tout ce tintamarre, dans le chaos électromagnétique où il avait été plongé, il ne l’avait jamais oubliée. Elle était en lui, avec lui, elle faisait partie, intégrante de sa personne. En fait, s’il en était là, n’était-ce pas parce qu’il avait été volontaire pour attaquer le grand astronef noir, dans l’espoir de la retrouver, de la délivrer ?…

     Il frissonna rétrospectivement.

     Avant le phénomène inexplicable qui l’avait transporté d’un univers à un autre, n’avait-il pas envisagé de se faire sauter, pour en finir avec ces pirates spatiaux inconnus ?

     Et si Tamara, comme il le croyait, avait été à bord ?

     – J’aurais pu la tuer, elle aussi…

     Son cœur battait dans sa poitrine. Si elle était justement sur le navire, relâchant là-bas, à quelques kilomètres de l’endroit où il voletait comme un papillon humano-mécanique ?

    Près de lui, il pouvait voir Ernest qui semblait avoir une grande maîtrise de la progression par élévateur. Le mécanélec évitait prestement les troncs énormes, se faufilait entre les grosses branches, traversait les fourrés et les hautes frondaisons.

     Des oiseaux assez lourds, au plumage d’un roux terne, s’envolaient sans bruit, sans crier. D’ailleurs, tout, sur ce monde accablé du double soleil, paraissait vivre dans une torpeur latente.

     Bientôt, sans sortir de la forêt, ils survolèrent un sol inondé, puis ce fut un de ces vastes marais entrevus dès l’arrivée, un marais où les arbres continuaient à croître, et que des nappes brumeuses enrobaient.

     Luc se creusait la tête : quel pouvait être le secret des mystérieux cosmonautes ?

     Il excluait l’idée qu’ils fussent sans liens avec les ravisseurs de Tamara, comme avec ceux qui avaient ravi l’élément féminin en trois points du Martervénux.

     Ils disposaient d’un astronef géant, soit. Ce n’était tout de même pas très original.

     Leur force, évidemment, c’était la façon dont ils domestiquaient l’électricité, le fluide numéro un qui règne dans le cosmos et en assure, de l’atome à la galaxie, la cohésion parfaite.

     Luc essayait de se souvenir. Il pensait à ces éclairs mystérieux, interminables, les uns capables de pulvériser une escadre de cônes de combat, les autres faisant osciller des globes magnétiques, après avoir pris une forme spiralée, ceux, enfin, qui paraissaient « revenir » vers l’astronef, et dans la fulgurance desquels Ernest, tout comme lui, avait cru distinguer des formes insolites, quelquefois humaines. Sans doute, par ce moyen, les cosmatelots et les canots spatiaux pouvaient-ils regagner l’astronef-mère.

     Les deux hommes volants poursuivaient leur route au-dessus des marécages.

     Des oiseaux encore, perchés sur les troncs à demi immergés, et qui s’élevaient, lents, pesants, mornes, sans dégager cette impression joyeuse des oiseaux de la Terre et de tant de riantes planètes.

     Par instants, Luc éprouvait une sensation curieuse.

     Cela le frappa tellement qu’il interpella Ernest, après s’être rapproché de lui en plein vol.

     D’un commun accord, depuis leur départ du point où ils avaient laissé le cône, ils n’avaient pratiquement rien dit.

     Il fallait se méfier, non seulement des gens de l’astronef noir mais éventuellement des autochtones, s’il en existait. Et, dans ce monde presque silencieux la voix pouvait porter très loin.

     Bien qu’il y eût un monde végétal, la vie semblait peu représentée si on exceptait la gent ailée, d’ailleurs assez rare, et quelques formes indéterminées qui crevaient parfois la surface des eaux brumeuses, et disparaissaient aussitôt.

     – Ernest… Est-ce que vous n’avez pas l’impression qu’on nous regarde ?

     – Heu ! fit l’homme volant, il y a bien quelque chose comme ça… Enfin, ce n’est pas tout à fait ce que je pense… Moi, bien que je ne dise rien, c’est encore plus drôle, je crois qu’on m’écoute…

     Ils poursuivirent un instant leur étrange progression.

     Les manifestations vitales demeuraient rares, imprécises. Sous eux, s’étendaient les marais, interminables, et une impression de profonde tristesse montait de cette forêt inondée, de ces troncs tourmentés, tels des suppliants.

     La chaleur était atroce, au fur et à mesure que les deux soleils traversaient le firmament. La brume stagnait et, dans leurs combinaisons, les cosmonautes étaient en nage.

     Toujours, ils se croyaient épiés, scrutés, écoutés…

     Pourtant, ce n’étaient ni les rares oiseaux, ni les aquatiques dont on ne pouvait guère déterminer la nature, mais qui n’avaient évidemment rien d’humain.

     On ne voyait, çà et là, sur les étroits îlots, quelquefois sur les troncs les plus vieux, que des plantes courtes, à feuilles larges, d’un vert métallique, avec des fleurs rougeâtres.

     C’étaient les seuls points colorés de ce paysage monotone, accablant.

     Cependant, Luc et Ernest, voletant toujours, approchaient de la chaîne des collines.

     Ils redoublèrent de précautions. Par bonheur, les moteurs des élévateurs individuels étaient quasi silencieux.

     Le marais finissait.

     Ils abordèrent, évitant la fange des rivages, réussirent à se « poser » tels de grands volatiles, au sommet d’un arbre énorme, quelque chose comme un baobab avec des feuilles de palmier.

     C’était un observatoire naturel idéal et, sans risque d’être vus, ils purent observer l’astronef immense à quelques centaines de mètres d’eux.

     Il fut aisé de voir qu’auprès d’un petit torrent tombant de la colline la plus proche les astronautes captaient une réserve d’eau.

     D’autres allaient et venaient, les uns examinant visiblement le sol, ramassant des pierres, se livrant à des expériences géologiques, d’autres discutaient en montrant la forêt, les collines, les marais, l’horizon, voire les deux soleils.

     Bref, c’était le spectacle, devenu classique dans la galaxie, d’une équipe d’astronautes qui touche une planète et en exécute un relevé précis, tout en vaquant aux besognes utilitaires.

     Mais, en tout cela, il y avait un détail surprenant.

     Luc Delta regarda Ernest, qui semblait lui aussi des plus étonnés :

     – Ernest… que remarquez-vous ?

     Ernest avala sa salive :

     – Formidable, Chef… Je me demande si je…

     – Non, ce n’est pas un rêve, vous voyez comme moi…

     – Des femmes, hein ? Rien que des femmes ?

     Ernest portait à ses yeux un minuscule appareil, formant à la fois jumelles, longue-vue et télescope, selon le réglage.

     Luc l’imita, un tel engin faisant partie de l’équipement.

     Ils voyaient, comme s’ils allaient les toucher, ces charmantes créatures, toutes jeunes, presque toutes jolies, mais de races extrêmement diverses.

     Des Terriennes aux filles de Cassiopée, des Vénus imposantes d’Orion aux minuscules et gracieuses créatures des alentours d’Altaïr, des onduleuses et minces amazones venues d’Éridan jusqu’à la robuste Pégasienne, il y avait une bonne centaine de cosmatelots… qui étaient de sexe féminin.

     Toutes portaient un collant pourpre, visiblement de nylon blindé formant armure souple mais résistante. Seulement certains insignes bizarres les différenciaient, indiquant sans doute une hiérarchie mystérieuse.

     Les ceintures, les baudriers, étaient bardés d’armes et d’instruments-miniatures, du style de ceux utilisés à travers le cosmos pour les grandes randonnées interstellaires.

     – Ce sont bien les femmes signalées à Vénus V…

     – Chef… Chef… Regardez… Il doit y avoir un signal…

     Très disciplinées, les guerrières de l’espace se repliaient sur leur navire. En quelques instants, elles s’engouffrèrent dans des sas qui parurent les absorber.

     – Elles nous échappent… Où va l’astronef ?

     Avec une grande rapidité de manœuvre, l’énorme vaisseau noir s’élevait, piquait vers le ciel et, devant les deux garçons rageant, incapables d’action, en dépit de sa masse, s’effaça dans le ciel pourpre.

     – Elles ont filé… Mais où ? Comment les poursuivre ?

     À cette question d’Ernest, Luc Delta n’osait répondre. Il était blême, il pensait à Tamara.

     Non seulement le mécanélec et lui-même se trouvaient sur une planète perdue, sans même savoir à quelle constellation appartenait l’étoile double qui la réchauffait, mais les mystérieuses créatures s’envolaient et, si elle était leur captive, Tamara disparaissait en même temps.

     Mais il n’y avait plus à discuter. L’astronef n’avait fait qu’une courte escale, sans doute pour prendre de l’eau tout en sondant quelque peu la planète.

     – Chef… murmura Ernest.

     – Retournons à notre engin… Vite, coupa Luc, peu soucieux de discuter. Ernest ne dit rien et ils revinrent, de leur vol un peu lourd, saccadé, comme de gros hannetons ridicules d’aspect, mais très véloces.

     Ils franchirent de nouveau les marais aux arbres engloutis, harcelés en permanence par cette impression d’être suivis par des yeux invisibles, d’être guettés par d’énigmatiques oreilles.

     Sans un mot, ou presque, ils revinrent assez aisément au point où ils avaient atterri.

     L’engin n’avait pas bougé.

     Ils respirèrent, instinctivement. Sur un monde inconnu, on ne sait jamais, quand on s’éloigne de son navire…

     Et ce navire minuscule était le seul espoir de quitter cet endroit.

     Pour aller où ?

     Revenir vers le système solaire d’origine ? Se lancer à la poursuite de l’astronef noir, des amazones de l’espace, éventuellement de Tamara ?

     Autant d’impossibilités, du moins tant qu’on ne saurait pas où on se trouvait.

     Les deux hommes décidèrent, ce qui était le plus sage, de prendre un repos bien gagné.

     Ils quittèrent leurs combinaisons et allèrent se baigner dans le coin de marais le plus proche, après avoir repéré une petite crique où l’eau semblait propre, où aucun amphibie ne se manifestait.

     Ils revinrent vers le cône, et Ernest glana quelques fruits sauvages au passage.

     Ils les trouvèrent à la fois amers et sucrés, mais s’en régalèrent, ce qui les changeait un peu des pilules vitaminées.

     Luc avait l’esprit ailleurs. Mais il parlait tout haut, pour Ernest, autant que pour lui-même :

     – Ces gens… Ces filles… Cet équipage incompréhensible… Elles ont réussi le coup de Vénus V… on les a signalées sur la Lune, sur la Terre, sur Mars… Bien organisés, leurs forfaits… Des femmes enlevées partout…Ah ! Ça, voilà de la misanthropie absolue, si je ne m’abuse… Ensuite ?… Elles disposent de moyens électriques — ou de je ne sais quel fluide — fantastiques… Quand on a enlevé Tamara…

     Il se mordait les poings de rage, en songeant à l’aventure du tramono.

     Ernest risqua timidement :

     – Si ce sont elles…

     – Sûrement. C’est un tout… Il faudrait… trouver leur repaire… leur arracher leur secret… savoir… En tout cas, je pense à une chose : l’astronef, avez-vous remarqué, Ernest, s’est envolé « normalement » ?

     – Ben oui. Pourquoi dites-vous cela, Chef ?

     – Sans utiliser ce moyen inconnu, qui nous a entraînés avec lui, ce mouvement de translation formidable qui les fait voyager individuellement et qui a permis le passage d’un univers à… une planète d’un système éloigné du nôtre, très éloigné sans doute… Cela s’est fait presque instantanément… Tandis que, si l’astronef noir utilise la simple force motrice, c’est peut-être qu’il ne va pas très loin.

     – En somme, Chef, le repaire serait très près d’ici. Enfin, très près dans l’espace…

     – Bravo, Ernest, c’est pigé, mon vieux.

     – On a des chances de les retrouver, Chef. Mais, dites-moi… à nous deux ?

     Ernest se grattait le menton en regardant Luc, qui ne put s’empêcher de rire :

     – Je comprends la fin de la phrase… À nous deux !… Lutter contre de telles créatures… Les femmes vous font peur, Ernest ?

     – Oh, là ! ! Certaines, pas du tout ! Au contraire ! Mais ces filles-là… Elles tiennent le Martervénux en échec ; elles ont un navire que l’inframauve n’entame pas et qui va plus vite que par plongée subspatiale, elles… Est-ce que je sais encore ?

     – Mon vieux, on va se reposer… Dormir… Un peu plus tard, on avisera !

La faune semblant peu dangereuse, ils décidèrent de dormir hors du cône, sous les arbres, la température étant intenable à bord de l’engin que les soleils surchauffaient.

     Ils s’étendirent, gardèrent le silence, cherchèrent le repos.

     Trop tourmenté, songeant à Tamara, Tamara au pouvoir de ces femmes incompréhensibles, Luc Delta ne put trouver le sommeil.

     Ernest reposait, lui semblait-il. Il entendait sa respiration régulière.

     Le jour était encore dans son plein, avec les deux soleils, et leur position indiquait des heures de clarté longues à parcourir.

     Luc se retourna plusieurs fois puis, n’y tenant plus, se leva, s’assura qu’Ernest reposait, et se mit à marcher sous les arbres, au bord des marais.

     Il réfléchissait, il cherchait à classer ses impressions, ses souvenirs.

     – Faô… Faô…

     Avait-il rêvé ? On parlait.

     Il écouta. Mais tout était calme.

     De nouveau, il lui semblait qu’on l’observait, qu’on l’écoutait.

     Il revint sur ses pas, chercha, fouilla, tourna et retourna.

     Rien d’insolite.

     Des arbres, des essences mal définies, comme des hybrides des végétaux des planètes qu’il avait visitées.

     De rares fleurs, dont celles des petites plantes vert métal déjà entraperçues au cours de leur voyage de volants.

     Un vol d’oiseaux mornes s’échappa d’un buisson, chassé par l’intrus qu’il était.

     – Faô… Faô…

     – Cette fois, j’en suis sûr… Mais il n’y avait personne. Luc devenait enragé.

     Faô… Faô… Faô… Qui répétait cela ?

     Il se rendit compte tout à coup d’une chose.

     Il n’entendait pas répéter « Faô ». Il entendait le mot « en pensée ».

     – Diable ! serais-je devenu médium ? Cela ne me ressemble guère…

     Tout à coup, son regard se fixa. Il s’immobilisa lui-même, et son visage exprimait le plus grand intérêt.

     Cela dura soixante secondes. Puis, il se mit en marche, d’un pas décidé.

    

    

 

    

    

CHAPITRE VI

    

 

     Luc Delta marcha ainsi jusqu’à un point de la forêt, bordant le marécage, et relativement éloigné du lieu d’atterrissage du cône spatial.

     Il avait l’allure d’un homme qui se livre à une expérience et qui observe quelque chose, en mesurant ses pas et ses gestes.

     Luc examina une touffe de ces étranges fleurs pourpres, les huma, grimaça un peu car leurs effluves étaient aigres.

     Il parut sur le point d’en cueillir une, puis se ravisa.

     Il s’éloigna de trois pas, resta de nouveau immobile.

     – Pas d’erreur, murmura-t-il au bout de quelques instants, cela vient bien de là…

     Il examina les environs.

     Ainsi qu’il s’en doutait, il avait, tout en se promenant, franchi une assez grande distance, en contournant petit à petit le marais et il apercevait, quoique d’assez loin, le plateau sur lequel, quelques heures plus tôt, l’énigmatique astronef noir avait fait relâche avant de disparaître dans ce firmament pourpre qui surplombait la planète inconnue.

     Il allait, revenait, cherchait.

     Tout à coup, il poussa une exclamation de triomphe.

     Il y avait, sur le sol fangeux avoisinant le marais, des traces de pas.

     Luc Delta s’accroupit et les examina minutieusement.

     Celui ou plutôt ceux qui avaient marché là n’étaient sans doute pas les indigènes (probablement inexistants) de cette planète où la vie demeurait assez primaire.

     De tels souliers, il les connaissait bien. Ils appartenaient de toute évidence à un équipement de cosmonaute.

     Des cosmatelots avaient marché là, il y avait fort peu de temps.

     Mais l’étroitesse de la pointure était une preuve formelle.

     Des enfants cosmatelots ? C’était pratiquement impossible à travers la galaxie.

     Alors que des femmes…

     – Elles sont venues jusqu’ici… elles ont parlé et…

     Il regarda curieusement le bouquet de fleurs pourpres.

     Luc, songeur, se posait évidemment une multitude de questions, mais les réponses faisaient défaut.

     Il ne voyait pas le temps passer. Les deux soleils commençaient, s’éloignant l’un de l’autre, à créer deux ponants, ce qui engendrait dans le ciel une féerie fantastique, les ors de l’un rutilant à l’écarlate de l’autre, tandis qu’ils échangeaient leurs drapés d’émeraude.

     Mais Luc Delta, tout à sa découverte, n’était pas en train de s’adonner à de telles contemplations, qu’il n’eût sans doute appréciées qu’en la compagnie de Tamara, Tamara qui lui manquait cruellement.

     Il se penchait sur les empreintes, déterminait leur orientation.

     Il ne lui fallut pas grande subtilité pour arriver à établir que trois ou quatre personnes au plus étaient passées par-là.

     Une fois encore, aucun doute n’était possible, elles appartenaient toutes au sexe féminin.

     La piste tournait, venant approximativement de la direction de l’aire d’escale du grand vaisseau noir, et y retournant.

     – Donc, ces filles… ces filles cosmonautes, ces filles-pirates, ont profité de la relâche de leur bâtiment pour faire un tour par ici… Elles ne se doutaient pas qu’elles allaient laisser une trace aussi étonnante de leur passage…

     Une pensée le traversait et son cœur sautait dans sa poitrine.

     Une piste… Cela constitue une piste…

     Mais le soir venait. Luc avait parcouru une très appréciable distance depuis le cône et il pensa qu’Ernest Tavier devait s’inquiéter.

     Il n’avait pas utilisé l’élévateur et devait revenir à pied.

     Ce retour, en bon sportif qu’il était, il l’effectua au pas de course, favorisé par ses longues jambes aristocratiques, par sa minceur, par un entraînement et un régime des plus sérieux.

     Ernest ne l’attendait pas. Pour l’excellente raison qu’il dormait à poings fermés. Luc le secoua :

     – Hop ! dit-il gaiement. Debout, cosmatelot… J’ai besoin de vos services, Monsieur le mécanélec…

     – Hein ? Qu’est-ce qui se passe ? Ah ! c’est vous, Chef ? On est attaqué par les cosmatelotes ?

     Luc éclata de rire, en entendant ce terme inattendu, mais évidemment adéquat.

     – Mon brave Ernest, les cosmatelotes, comme vous dites, c’est nous qui allons les attaquer… du moins quand on aura trouvé la planète où elles ont leur repaire…

     – Voilà le hic, Chef… Si nous savions seulement…

     – Son nom, à défaut de sa position ? Ernest, dans le crépuscule, regarda Luc Delta d’un drôle d’air :

     – Vous, vous savez quelque chose…

     – Peut-être, mais je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager ma découverte… Passons les élévateurs, et en route…

     Deux minutes plus tard, dans le soir, sous les milliers d’astres qui s’allumaient, ils voletaient, l’un courtaud, trapu, solide, l’autre élancé, évoquant quelque flèche de vie.

     Ils furent très promptement dans la région reconnue par Luc Delta.

     – Mettez-vous là, Ernest. Et… silence ! Attendez… Moi, je reviens !

     Luc disparut dans les bois les plus proches. Dans la nuit, il chercha une nouvelle touffe de fleurs rouges.

     Quand il l’eut trouvée, dans le halo de sa torche atomique, que la progression par l’élévateur faisait danser dans ce paysage bizarre, il descendit vers elle, se pencha et murmura quelque chose.

     Puis, il éleva la voix, répéta la phrase.

     Cela fait, il s’envola de nouveau, rejoignit Ernest, qui l’attendait, debout au bord du marais.

     – Alors, Ernest ?

     – Alors… ? Comme tantôt, toujours l’idée qu’on me regarde… qu’on m’écoute…

     – On ne vous a pas parlé, demanda Luc, d’un ton singulier.

     – Oh ! fit le mécanélec, je me demandais, à un moment, si justement on ne me parlait pas, si on ne me répétait pas quelque chose…

     – Nous y voilà… Et c’était ?…

     – Une sorte de murmure confus… mais j’entendais deux syllabes, très nettes, qui se détachaient…

     Presque haletant, Luc demanda :

     – Lesquelles, Ernest ?

     – Eh bien ! c’était : Faô… Faô… Luc poussa un cri de joie et assena, sur l’épaule du mécanélec, une claque à assommer un vrüülk, un de ces monstres des plaines chaudes de la planète Vénus :

     – Ernest… C’est cela… Faô… Faô… Sûrement le nom de la planète où gîtent les « cosmatelotes »… Mais il y a mieux… Venez avec moi…

     Il s’envola, d’une pression de doigt sur le régleur de l’élévateur, et Ernest le suivit, sans comprendre encore.

     Tous deux, tenant une torche atomique, jetaient des clartés sautillantes sur les grands arbres et sur le marais.

     Ils arrivèrent près du bouquet de fleurs où Luc avait parlé tout haut.

     – Ernest… silence encore… un petit instant… et vous allez comprendre…

     Quelques minutes se passèrent.

     Ernest ne disait rien et Luc commençait à se demander si son expérience n’allait pas rater.

     – Non, décidément, ça ne marche pas… Mais pourquoi ?

     Il regardait les fleurs, que la nuit dépouillait de leur splendeur écarlate.

     Il s’exclama soudain :

     – Ah !… c’est la nuit… et il faut de la lumière… Ernest… Faites comme moi, braquez votre torche sur ce pied floral…

     Ernest commençait peut-être à se demander si son chef d’équipe n’avait pas un peu perdu la raison, après de telles aventures, mais il obtempéra.

     De nouveau, Luc Delta lui avait recommandé le silence.

     Le bouquet apparaissait dans la double clarté crue des deux torches.

     Moins d’une minute après, Ernest parut stupéfait :

     – Oh !… mais j’entends… j’entends…

     – Répétez ce que vous entendez, Ernest.

     – J’entends : j’irai jusqu’au bout pour délivrer Tamara… Jusqu’à Faô !

     Il ne comprit pas pourquoi Luc se précipitait sur lui et l’attirait contre sa poitrine d’une rude et fraternelle accolade.

     – Ah ! ça, Chef…

     – La piste !… Nous l’avons, Ernest. Grâce à cette plante, à ces fleurs. Des fleurs phoniques, des fleurs-médiums, des fleurs qui entendent, et qui répètent…

     – Quoi ?… Quoi ?…

     – Vous ne comprenez pas, ça ne fait rien.

     – Merci toujours…

    Vous fâchez pas, vieux… Tenez, on va faire un essai. Je m’en vais. Je m’envole à cent mètres. Vous, dites une phrase à haute voix, devant le calice de la fleur. Et je reviens. Et… mais vous verrez bien.

     Luc s’envola et Ernest, stupéfait, regarda dans la nuit le point lumineux de la torche dansante, qui évoquait quelque géant ver luisant évoluant à travers les grands arbres.

     Quand Luc fut suffisamment éloigné, ne comprenant rien encore, mais soucieux d’obéir, et de finir par savoir de quoi il retournait, le mécanélec prononça la première phrase qui lui passa par la tête.

     Puis il cria :

     – Chef… Chef… vous pouvez revenir…

     La luciole géante reparut, tournoya, s’abattit. Luc était là.

     – Braquons les torches…

     – Ah ? Il faut ?…

     – C’est indispensable.

     Le double halo éclaboussa les calices.

     Puis Luc prononça à haute voix :

     – J’entends. Je saurai bien s’il est cinglé… Le Martervénux est administré par un Présidium de neuf membres, trois par planète…

     Ernest était confus, mais Luc riait.

     – C’est vrai… j’avoue… je me demandais… et j’ai dit, à mi-voix…

     – Oui, mon bon Ernest. , s’il est cinglé ?… Non, je ne le suis pas ! Et la plante m’a répété votre phrase partie de bon cœur, puis celle que vous avez prononcée à ma demande… n’importe laquelle… Et vous avez choisi la définition de l’administration supérieure de notre confédération interplanétaire… Qu’importe, la preuve est faite…

     Ernest se débattait, totalement ahuri :

     – Mais enfin… mais enfin… c’est fou… ces fleurs… elles parlent ?

     – Bien sûr que non. On n’entend rien. Du moins par nos oreilles.

     – Alors ? Elles nous suggèrent… c’est cela ?

     – Exactement. Elles enregistrent, non comme des bandes magnétiques, mais psychiquement, si je puis parler du psychisme du végétal. En tout cas, leur système nerveux, très spécial, écoute, enregistre, et diffuse, sur une longueur d’ondes qui touche directement le cerveau humain.

     – Formidable, avoua Ernest. Mais… la lumière ?…

     – Cela marche sous action photonique. Tout seul, et en permanence, au grand jour (surtout ici, avec deux soleils). Dans la nuit, ma foi, pour exciter la sensibilité de la fleur, il faut la lumière artificielle. Mais je constate avec joie que le résultat est le même.

     La découverte était d’importance.

     D’autant plus que, en la circonstance, les plantes-perroquets, comme les baptisa Ernest, allaient leur donner des renseignements concernant les mystérieuses piratesses qui avaient attaqué la Terre, Vénus et Mars.

     Ils décidèrent, pour continuer l’expérience, d’attendre le jour et rejoignirent le cône.

     La nuit fut courte, la rotation de la planète semblait assez rapide.

     Dès que les deux soleils firent leur réapparition, les cosmonautes, à bord du cône, s’élancèrent vers les collines.

     Ils franchirent les marais en un quart d’heure et atterrirent à l’endroit où, la veille, ils avaient aperçu le vaisseau noir.

     Ils sortirent de l’engin et, tout de suite, furent assaillis par de véritables courants mentaux. Des phrases naissaient en eux et, selon leur révélation de la nuit, paraissaient émaner des fleurs pourpres qui croissaient avec abondance, du côté du marais.

     Ils restèrent là plusieurs heures, attentifs, silencieux, échangeant parfois quelques réflexions.

     Ils entendaient parler des langues diverses et, heureusement, le spalax, admis un peu partout dans la galaxie comme langue-code, pour les échanges entre peuples des divers mondes.

     Les plantes, d’ailleurs, ne se faisaient pas prier. Elles répétaient, on ne pouvait dire animalement, mais végétalement (ce qui était insolite) les phrases entendues, prononcées à voix assez forte, et qui les avaient impressionnées.

     Luc Delta et Ernest Tavier apprirent ainsi une foule de choses et regrettèrent de ne pas connaître assez de langues pour tout déchiffrer.

     Certes, il y avait des lacunes, voire des contradictions.

     Les plantes répétaient, c’était tout. Les mots souvent hachés, les phrases incomplètes.

     Il fallait écouter longuement pour déchiffrer ce langage étonnant. Heureusement, sous les feux des deux soleils, les plantes émettaient leurs ondes psychiques, et les cerveaux humains les percevaient.

     Quand vint le soir, ils étaient tous deux très las, abrutis de l’effort mental qu’ils avaient dû fournir.

     Mais ils étaient fous de joie, en raison de ce qu’ils savaient, glané à travers les propos de l’équipage des cosmatelotes qui avaient erré à travers le plateau, la forêt et le rivage, pendant des heures et des heures.

     Ils dînèrent de fruits, se baignèrent une fois encore.

     Au crépuscule, reposés, détendus, décidés à la lutte, ils montèrent à bord du cône.

     Avec précautions, ils emportaient trois pieds de la plante aux fleurs pourpres, bien décidés à la ramener jusque sur la Terre.

     Minuscule dans l’infini, le petit cône métallique fonça, emmenant les deux garçons qui allaient jeter un défi aux piratesses, et qui prétendaient investir leur refuge.

     Ils ne fonçaient plus au hasard, mais à bon escient, sachant que la planète qu’ils cherchaient se trouvait très près, dans le même système des deux soleils.

     Ils filaient vers Faô.

    

    

    

    

 

CHAPITRE VII

    

 

     Tamara avait vu le globe de lumière arriver sur elle.

     La terreur la glaçait. Instinctivement, elle s’était cramponnée au cou de Luc, mais elle avait senti une force irrésistible qui les séparait.

     Un très court instant lui permit de réaliser, en dépit du désarroi immense qui était le sien, qu’elle se trouvait dans l’axe du pendule géant, un de ces pendules qui oscillaient dans la forêt des Landes et la ligne Paris - Hendaye.

     Un de ces pendules qui venait de s’arrêter sur elle.

     Luc, elle le voyait encore. Et aussi l’intérieur du compartiment dans lequel elle se trouvait, avec les autres passagers.

     Mais les images devenaient troubles. Elle était incapable de faire un mouvement, se sentant comme emprisonnée dans… elle ne savait définir quoi.

     Il lui semblait que Luc, qui avait été projeté en arrière, arraché de ses bras, tentait de revenir sur elle, que son visage angoissé arrivait à hauteur d’une sorte d’obstacle transparent, qu’elle pressentait plus qu’elle n’en réalisait la nature, et qui l’enfermait comme un aquarium d’un nouveau genre.

     Les traits de Luc, les lignes de son corps, devinrent flous. Sa silhouette se déforma, se dilua.

     Tout s’estompa. Tout disparut.

     Tamara sombra dans l’inconscient.

     Elle s’éveilla. Plus tard.

     Il lui fallut faire effort pour comprendre qu’elle vivait, pensait, et ses souvenirs étaient bien nébuleux.

     Elle s’étira, sentit une douce chaleur sur son corps, constata qu’elle était presque nue, à l’exception d’un voile léger jeté en travers de son admirable corps.

     Nul doute, cette chaleur était celle du soleil.

     Elle respirait un air tiède, fleurant bon le miel et, régulièrement, une onde de fraîcheur légère glissait sur elle, contrebalançant doucement l’irradiation de l’astre, qui eût pu blesser la délicatesse de son épiderme.

     Tamara ouvrit les yeux, se dressa et, en un geste de pudeur instinctive, ramena le voile sur elle.

     Stupéfaite, elle regardait l’endroit où elle se trouvait.

     Quelqu’un lui souriait, quelqu’un qui la regardait avec des yeux extasiés, tout en continuant à agiter lentement, et en cadence, un immense éventail de plumes, à l’intention de la beauté de Tamara.

     La fiancée de Luc Delta regarda ce visage, un des plus jolis qu’il lui ait jamais été donné de contempler.

     Une très jeune fille. Seize ans peut-être. Aussi brune que Tamara était blonde, avec de charmants yeux bleu-vert. Une carnation évoluant entre la pêche et l’abricot. Et un de ces petits corps d’adolescentes en pleine évolution, un des fruits les plus délicieux jamais formés par la nature.

     Vêtue d’une jupe longue, pourpre et or, avec un bustier réduit, de même ton, elle semblait si gentille, si avenante, que Tamara sentit la sympathie s’éveiller en elle.

     Mais tout était vague, mais les souvenirs commençaient à se préciser.

     Et tout à coup, elle se rappela le drame du tramono. Elle cria :

     – Luc… Luc… ne me laisse pas !…

     Les mêmes mots revenaient, les derniers mots d’appel au secours.

     L’exquise petite fille s’était levée, posait doucement l’éventail et s’agenouillait auprès d’elle.

     Tamara constatait, allant de surprise en surprise, qu’elle était étendue sur une sorte de sofa, confortable et élégant, lui-même aménagé sur une terrasse, cerclée de colonnettes gracieuses, d’une pierre blanche évoquant le marbre, et dominant un jardin magnifique, aux essences d’ailleurs totalement inconnues d’elle, aux coloris éclatants.

     – Mais… Mais, c’est fou… Luc… Où suis-je ?

     Il y avait ce sourire, cet élan, cette gentillesse de la jeune fille.

     Stupéfaite, Tamara la vit se prosterner puis, se relevant tout en demeurant à genoux, elle dit :

     – Oh ! Divine… Ne crains rien… Ici, tout est à toi… tout t’appartient… Et moi, je suis heureuse, heureuse d’avoir été choisie pour être ta servante, pour guetter ton réveil, pour t’aider, pour accéder à tes désirs…

     Tamara était une fille sportive, à l’esprit net et lucide.

     Mais tout cela était tellement ahurissant…

     – Non, dit-elle, tout haut, pour elle-même, pour entendre sa propre voix, je ne crois pas aux contes de fées… Cela n’existe plus au siècle de la conquête de l’espace. Ou alors…

     L’adorable fille, joignant les mains et s’accoudant gentiment au bord du sofa, demandait :

     – Tu ne veux pas répondre à Béliane ?…

     Tamara sentait le vertige la gagner. Ce décor, ce monde… Mais la délicatesse de la jeune fille, qui s’exprimait en spalax, la langue interplanétaire, la toucha :

     – Béliane… est-ce vous ?

     – Oui, Divine. Ta servante.

     – Mais je n’ai pas de servante. Et pourquoi m’appeler ainsi ? Mais, c’est une plaisanterie de mauvais goût… Et pourquoi n’ai-je pas mes vêtements ? Et pourquoi ?…

     Soudain, une sorte de colère l’empourpra :

     – Où est Luc ? Sommes-nous loin de Saint-Jean-de-Luz ?… Où est située cette villa ?

     Béliane paraissait ne pas comprendre :

     – Divine… je ne sais pas…

     Exaspérée, Tamara, debout maintenant, très belle dans sa nudité qu’elle voilait de son mieux avec le seul drapé qui lui fût permis, s’écria :

     – Mais cessez donc de m’appeler Divine. Cela ne signifie rien…

     Le charmant visage s’éclaira. Une sorte d’extase parut et enflamma les beaux yeux de l’adolescente :

     – Oh, si ! dit-elle. Divine… nous n’avons le droit de t’appeler qu’ainsi… Tu l’es… Toi qui vas devenir notre maîtresse à toutes…

     Tamara réfléchissait, ne sachant plus que dire.

     Les pensées allaient vite, très vite. Elle regardait vers le jardin, que la terrasse dominait de très haut.

     Jamais elle n’avait vu de telles terrasses, car il y en avait plusieurs, superposées, disposées selon un plan capricieux mais sans doute très subtil.

     Les jardins y croissaient, des arbres élégants, fantastiques, élevaient leurs ramures aux tons inouïs, de l’écarlate à l’or rutilant, de l’opale à la turquoise.

     On voyait d’étranges créatures de rêve qui voletaient, des oiseaux peut-être, mais aux ailes de papillons. Et, pourtant, d’extraordinaires petits lézards, iridescents, jetant des feux au soleil, couraient avec une vélocité inouïe, créant des éclairs inconnus, dans un ruissellement de lumières variées.

     Tamara leva les yeux et ce qu’elle vit la fit crier :

     – Deux soleils…

     Affolée, croyant rêver, elle se mordit les lèvres au sang.

     Béliane, navrée sincèrement, murmura :

     – Oh ! Divine…

     Tamara la saisit brusquement aux épaules, et Béliane dut sentir les ongles s’enfoncer dans sa chair nue. Mais elle ne broncha pas sous la douleur.

– Où sommes-nous ? Je veux savoir… Quel est le nom de ce pays ? Parlez… Vite… Je le veux…

     Comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, Béliane répondit :

– Mais, Divine. Nous sommes à Faô.

     – Faô ? Mais où est Faô ? Qu’est-ce que c’est, Faô ?

     Une voix grelottante, venant d’on ne savait où, répondit à la place de Béliane :

     – Faô est une planète située dans la constellation du Phénix. Soumise à un système solaire binaire, elle bénéficie d’un climat exceptionnel. C’est un paradis dans la galaxie.

     Tamara regardait autour d’elle.

     Il n’y avait personne, mais elle constata, dans le mouvement tournant, que la terrasse sur laquelle elle se trouvait, dominant les autres, toutes plantées d’arbres, qu’il y avait une construction attenante. Une sorte de palais baroque, tout blanc (peut-être en marbre) avec une foule de clochetons, de colonnettes, de tourelles aux formes invraisemblables, le tout d’un style parfaitement inconnu d’elle.

     Et elle vit aussi que Béliane s’était de nouveau prosternée.

     – Ah ! fit-elle, agacée, relevez-vous, à la fin…

     Béliane obéit, mais dit, humblement :

     – Ne dois-je pas m’incliner… quand elle parle ?

     – Qui, elle ? Qui vient de parler ? Où est-elle ?

     – Mais, dit Béliane, Morgania… Et on ne la voit pas. Elle nous voit, elle…

     Elle sembla soudain ressentir un frisson et sa voix s’altéra un peu :

     – Elle voit tout…

     Tamara, maintenant, ne répondait plus.

     Deux hypothèses se présentaient à son esprit. Valables, mais peut-être totalement fausses.

     Ou quelqu’un l’avait fait enlever à son profit propre. Un amoureux éconduit ? Mais plus d’un lui avait fait la cour, surtout depuis qu’elle avait pénétré dans les milieux cinématographiques interplanétaires. Fallait-il penser au caprice sensuel de quelque milliardaire à l’échelon des étoiles ?

     Ou alors, pensait-elle, c’est un truc publicitaire. Mes producteurs qui ne reculent devant rien, ont fabriqué tout cela pour servir mon standing. Une future vedette, destinée à servir de pâture aux foules du Martervénux, sans compter les autres salles galactiques, cela vaut cher, pour ces messieurs…

     De toute façon, la combinaison lui semblait d’un goût détestable.

     Mais, au bout d’un instant, ces explications ne la satisfirent nullement. Elle marchait vers la balustrade, s’y accoudait.

     Les jardins merveilleux s’étendaient devant elle.

     Plusieurs personnes allaient et venaient et elle tressaillit.

     Rien que des femmes. Portant des espèces de tenues guerrières, de ton pourpre, avec des signes bizarres, brodés de fils de métal.

     Tamara, comme tout le monde, savait ce qui s’était passé à l’Uranium Bar. Les associations d’idées défilaient en elle.

     Elle regarda encore le soleil double, s’assura que c’était bien la réalité et non, comme l’idée l’en avait effleurée, un diorama parfaitement truqué.

     Et puis, abaissant ses regards, elle découvrit la ville.

     Climat enchanteur, certes, jardins de féerie.

     Mais, au-delà, la cité était nettement industrielle.

     Des usines, évidemment. Encore que leur style fût fantaisiste et rappelât, en moins luxueux, celui du palais fantastique. Mais les cheminées, si adornées fussent-elles, étaient des cheminées. Et ces hauts fourneaux, ces antennes géantes, ces grues, tout relevait d’une technique incontestable, bien que ciselé, gravé, agrémenté de fioritures de toute sorte.

     Des engins volants filaient d’ailleurs dans le ciel et elle apercevait une sorte de métro suspendu. Des voitures d’un type inconnu, évoquant de loin d’énormes coléoptères, filaient dans les rues.

     Bref, c’était là le côté matériel après le côté onirique.

     Et Tamara, soudain horrifiée, comprit qu’elle était bel et bien à Faô, Faô cette planète dont elle n’avait jamais entendu parler, Faô située, comme l’avait dit la voix mystérieuse, dans la constellation du Phénix.

     Et Tamara ne savait pas où le Phénix se situait dans le cosmos, mais elle eut l’impression horrible d’être si loin de Luc qu’elle ne le reverrait jamais.

     Son énergie lui manqua. Elle sentit ses jambes faiblir.

     Elle retomba sur le divan et se mit à sangloter.

     – Divine… Oh ! Divine, je t’en prie… Je t’aime déjà, moi. Je ne veux pas que tu aies du chagrin.

     Tamara pleurait.

     Elle se sentait affreusement malheureuse. Que signifiait tout cela ? Tout était absurde, idiot, contre nature. Pourquoi l’avait-on arrachée au monde qui était le sien, à sa famille, à ses amis, à son métier merveilleux qui lui promettait une telle réussite ?

     À Luc, Luc qu’elle aimait et qui l’aimait ?

     Mais, dans son désarroi, elle fut touchée par la voix exquise de Béliane, elle sentit, dans les harmoniques de sa parole, une sincérité qui n’était pas de commande.

     Deux mains très douces glissaient sur les siennes, essayaient de les écarter pour découvrir le visage où ruisselaient les pleurs.

     – Divine… N’abîme pas ta beauté… Elle nous appartient à toutes… Nous t’aimons, nous te révérons. Tu es ici parce que tu es la plus belle, la meilleure, la…

     Tamara sentit, sur sa joue, un baiser léger. Béliane semblait effacer les larmes de sa lèvre parfumée.

     La fiancée de Luc fit un effort sur elle-même :

     – Petite Béliane, je comprends de moins en moins. Mais je vous sens tellement franche…

     Béliane, soudain rieuse, cria, comme une enfant :

     – Oh, c’est vrai… Oh ! Divine, j’aurai reçu le premier compliment que tu auras fait à Faô… Ah ! Comme je la remercie de m’avoir choisie. Nous étions plus de mille, Divine, à vouloir te servir. Elle m’a choisie. Oh ! Merci, merci…

     Elle se mit à envoyer des baisers dans le vide.

     – De qui parlez-vous, Béliane ? Qui vous a choisie ?

     Béliane eut sa petite moue ahurie, d’ailleurs charmante, comme n’importe quelle de ses expressions :

     – Mais… Morgania, bien sûr !…

     Ce qui fut suivi d’une nouvelle prosternation.

     Puis Béliane se releva. Et, de nouveau, on entendit la voix inconnue, une voix qui grinçait un peu :

     – Béliane… Ne peux-tu mieux faire ton devoir ? T’enquiers-tu des désirs, des besoins de la Divine ?

    Béliane rougit comme un coquelicot, tandis que Tamara cherchait vainement à situer l’origine de la voix, sortant évidemment d’un micro bien dissimulé.

     – Divine… As-tu soif ? Veux-tu te reposer ? Te promener dans les jardins. Désires-tu…

     Mais, deux personnes apparaissaient sur la terrasse, venant du palais.

     Encore une fois, c’étaient les guerrières vêtues des armures pourpres. Des armures de ce nylon blindé si répandu dans la galaxie.

     Sur leurs poitrines parfaites que le costume masculin ne parvenait pas à offenser, des signes étranges flambaient.

     Toutes deux étaient jeunes, belles. Mais d’une beauté d’amazone et la féminité, chez elles, n’éclatait certainement pas par la tendresse.

     Ensemble, elles mirent un genou en terre et s’inclinèrent.

     – Oh ! Divine, nous te saluons…

     Tamara pensait : la plaisanterie continue.

     Mais quelque chose attirait son regard. Les deux guerrières portaient l’une et l’autre un pistolet fulgurant à la ceinture, dans une gaine large.

     Armes de parade ? Ou de combat ?

     Tamara prit sa décision à une vitesse foudroyante.

     Je dois réagir, ou je deviens folle, voilà ce qu’elle pensait.

     À peine, car elle ne réfléchit plus.

     Les deux jeunes femmes n’eurent pas le temps de se relever.

     Tamara bondit soudain et de deux terribles coups du plat de la main, elle les étendit, étourdies, sur la terrasse.

     La fiancée de Luc, se préparant à la carrière artistique, avait subi un entraînement exceptionnel, dont les sports de combat n’étaient pas exclus.

     D’autre part, pour ses voyages interplanétaires, elle s’était également soumise à certains exercices indispensables, comprenant l’accoutumance aux performances quelquefois nécessaires dans les mystères du grand vide.

     Elle arrachait, en se penchant, les deux fulgurants et bondissait, au hasard, les armes braquées, vers le palais, bien décidée à faire quelque chose, n’importe quoi, pour en sortir.

     Mais elle n’arriva pas à la porte monumentale qui s’ouvrait sur la terrasse.

     Une force inconnue lui arracha les deux pistolets. En même temps, elle se sentait entourée de liens invisibles. Elle était soulevée, tant et si bien qu’elle passa pardessus la balustrade de marbre.

     Elle ne tomba pas dans les jardins.

     Comme enserrée dans le transparent, Tamara passa, très vite au-dessus des arbres chatoyant de lézards de flamme et d’oiseaux-papillons.

     Suffoquant de rage, mais impuissante, elle se sentit enlever, et monter, vers les deux soleils, dominant le palais, la cité, les usines immenses.

     Les deux guerrières, effarées, se relevaient péniblement.

     Béliane jeta un cri et tomba évanouie.

    

    

    

 

    

CHAPITRE VIII

    

 

     C’était, dans le ciel de Faô, une vision merveilleuse.

     Dans les rues de la cité, sur les terrasses, les places, les esplanades nombreuses, devant les vastes bâtiments des usines et les habitations, toute une population s’élançait, et des mains se tendaient vers celle qui apparaissait.

Un murmure naquit, monta, s’enfla, jusqu’à devenir une rumeur immense, puis un grand cri qui allait vers l’idole vivante.

     Tamara, totalement effarée, consciente de son impuissance à échapper aux démons inconnus qui l’avaient amenée dans un autre monde, regardait, écoutait, cherchait à comprendre…

     Ce qu’on criait, elle ne le comprenait pas.

    Du moins, emportée par l’invisible support qui, d’ailleurs, l’encageait étroitement, la maintenant debout, hiératique, et cependant à l’aise, lui évitant la moindre fatigue, elle voyait cet élan de tout un peuple, qu’une main mystérieuse lui faisait survoler à basse altitude, lentement, comme une statue adorée qu’on promène sur un char d’apparat.

     Mais de quel peuple s’agissait-il ?

     Tamara pouvait distinguer ces gens. Des femmes, rien que des femmes…

     Jeunes ou vieilles, adultes ou enfants, c’était une cité qui paraissait exclusivement occupée par l’élément féminin.

     Il y avait, parmi elles, les guerrières aux armures pourpres.

     Mais, la plupart, en robes courtes, en combinaisons de style du siècle, ou bien quelquefois en tuniques à l’antique, elles paraissaient offrir toutes les classes d’une société normalement hiérarchisée.

     Et, tandis que Tamara flottait au-dessus d’elles, elles abandonnaient leurs occupations pour l’admirer, tendre les mains vers elle, crier ces mots que Tamara entendait sans les comprendre, mais qui correspondaient certainement aux éléments d’une enthousiaste ovation.

     Il y avait même de ces femmes qui s’agenouillaient. D’autres allaient jusqu’à se prosterner comme la petite Béliane.

     Et soudain, Tamara eut un sursaut.

     Dans la courte bagarre, elle avait perdu le voile qui la drapait.

     Elle réalisait brusquement sa nudité. Nue, elle allait ainsi, à travers le ciel de Faô, exposée à tous les regards, féminins il est vrai.

     Dans un geste d’instinctive pudeur, Tamara chercha à masquer ses charmes, mais la consistance mystérieuse des liens invisibles le lui interdit.

     Elle eut l’impression que, sur elle, il y avait une douce pression, telle celle que peuvent provoquer des mains tièdes et douces.

     Elle demeura donc, bien malgré elle, étendue, offerte, à toute la foule idolâtre.

     Elle ferma les yeux, outrée, se sentant soudain rougir.

     Certes, ce n’étaient que des femmes et elle n’avait pas aperçu un seul homme dans les rangs de ce peuple, mais la chaste Tamara, ainsi livrée à ces regards, eût souhaité mourir pour échapper à la honte.

     Elle ne réalisait pas l’effet prodigieux de sa beauté, irradiée par le ruissellement des deux soleils, sur sa peau dorée, sur ses longs cheveux blonds maintenant défaits et qui roulaient sur ses épaules et sa gorge.

     Tamara était belle, incroyablement belle. De cette beauté pudique qui semble parfois arrêter même le désir.

     Mais, à son oreille, venant on ne savait d’où, on murmurait :

     – Divine… Ne sois pas inquiète… Divine… Tu es si belle… Tu te dois à ce peuple… Ne rougis pas, reste sereine… Tu vas venir dans ton palais.

     Cette voix…

     Malgré la douceur volontaire, elle demeurait un peu rauque, et parfois était coupée de cassures, comme celle d’une personne très fatiguée, mais qui veut lutter quand même.

     Tamara, comprenant qu’il fallait faire front, demanda :

     – Qui êtes-vous donc ?

     – Morgania…

     La réponse ne s’était pas fait attendre.

     Morgania… Béliane avait déjà prononcé ce nom avec une sorte de respect terrifié. Morgania que l’exquise fillette avait remercié de l’avoir attachée à Tamara.

     Tamara avait donné une preuve de son cran en s’attaquant aux guerrières. Bien qu’immobilisée, bien qu’emportée de nouveau au-dessus de la ville, elle engagea le dialogue, bravement.

     – Et qui est Morgania ?

     – Je règne sur cette planète. Sur tout un monde. Peut-être un jour sur la galaxie tout entière.

     – Pourquoi suis-je ici ? Que me voulez-vous ?

     – Tu le sauras bientôt, Divine…

     – Pourquoi m’appeler ainsi ?

     – Cela aussi te sera révélé.

     Tamara sentait la révolte monter :

     – De quel droit me retenez-vous captive ?

     – Captive ?…

     Morgania avait une exclamation presque indignée. Elle reprit :

     – Captive… Ce mot ne correspond à rien, Divine. Ici, tout sera à ta dévotion.

     Exaspérée, la jeune fille gronda :

     – J’ai horreur des énigmes. Et puis, pourquoi ai-je été arrachée à ma planète, aux miens, à mon fiancé ?…

     La voix de Morgania prit un ton affligé :

     – Oh ! Divine, fit-elle avec un soupçon de reproche, ne pense plus à cet homme…

     – Ne plus penser à Luc… Mais je l’aime !…

     – Tu aimeras ton peuple… Un homme, c’est si peu de chose. Songe, Divine, que la femme doit régner sur le monde…

     Tamara sentait la folie la gagner :

     – Assez !… Libérez-moi !… Ou tuez-moi !… Je ne puis vivre ainsi. Qu’est-ce que cet univers étrange, cette ville où il n’y a que des femmes ?… Où sont les hommes, ici ?

     – C’est juste. Tu dois savoir. Ici, Divine, ces mâles imbéciles, sont à leur place. En esclavage.

     – En esclavage ?

     Tamara s’affolait un peu et elle luttait pour conserver sa raison.

     – Vos réponses à mes questions ne font qu’embrouiller les choses. Je suis votre prisonnière. C’est bien. Je vous préviens que je ne serai jamais votre esclave.

     – Comme je t’aime ainsi, Divine… Comme je t’ai admirée, quand tu t’es jetée sur les amazones pour leur arracher les fulgurants. Ah ! Tu es bien celle que j’espérais… Mais attends, tu as parlé d’esclavage… Bien sûr, ce n’est pas pour toi, pas pour la femme, cette créature supérieure. Être asservi, c’est bon pour la brute masculine. Et puisque tu survoles Faô, la ville des déesses, des fées, des sirènes, regarde, Divine Tamara, ce que nous avons fait de ces hommes, dont tu as encore la faiblesse de regretter un spécimen…

     Tamara, qui se sentait toujours très doucement entourée, soutenue, dans sa sphère d’invisibilité, glissait au-dessus de la cité.